Chaplin au féminin

#1 Le Kid, figures maternelles

L’année 2019 marque le 130e anniversaire de la naissance de Charles Chaplin, ponctués de plusieurs événements, dont la sortie en salle de dix longs-métrages et un programme de trois courts-métrages Charlot s’amuse. Bande à Part vous propose un feuilleton critique sous l’angle du féminin, choisi par par Nadia Meflah, pour réinterroger son œuvre.

Lorsqu’il auditionne des bébés pour ce qui deviendra l’un de ses plus grands films, Charles Chaplin vient d’enterrer son premier enfant le 10 juillet 1919, peu de temps après sa naissance. Quelques jours après, il découvre dans un cabaret Jackie Coogan, âgé de quatre ans. Il a trouvé son acteur principal. Le Kid, longtemps appelé The Waif (l’orphelin) est un hymne déchirant à la paternité et le regard d’un fils, Charles Chaplin, sur sa mère Hannah Hill, qu’il réhabilite sous les traits d’Edna Purviance, sa compagne et partenaire de jeu depuis deux ans.

 

Le spectre d’Hannah Hill Chaplin

 

Lorsqu’il se décide à écrire son autobiographie, en 1962, Charles Chaplin a atteint un âge que ses parents n’ont jamais connu. Lui qui avait si peu fréquenté l’école se met à écrire sur sa vie. Et vers qui tourne-t-il le regard, cet homme de plus de 73 ans ? Sa mère. Père et grand-père, il redevient, par ses mots, fils de sa mère. Hannah Hill Chaplin. Il est cet enfant qui la dévore des yeux.

On dit que l’enfance structure nos rapports intimes une fois adulte. Charles Chaplin a durablement été marqué par sa mère. Hannah Hill Chaplin, ce spectre féminin rongé par la pauvreté et la folie. Ce fut son premier amour et sa plus grande terreur. Auprès d’elle, jusqu’à ce qu’elle soit définitivement internée à ses quatorze ans, il a vécu les plus intenses émotions qu’un enfant puisse vivre : l’amour ébloui d’un tout jeune enfant, admiratif de cette femme actrice qui savait tellement le charmer ; le désarroi le plus douloureux lorsqu’il assistait à sa lente et irrévocable déchéance psychologique et physique. Il n’avait pas 8 ans que, déjà, il avait connu l’abandon, la misère, la folie, la faim, la souffrance physique et psychologique. Sans père, avec parfois la présence de son demi-frère Sydney, le jeune Charles voyait sa mère s’effondrer sous ses yeux. Avant sa chute, Chaplin se souvient de sa mère, une belle actrice libre qui aimait être aimée des hommes.

 

Jouer pour survivre

 

Lorsqu’il se retrouve éloigné d’elle – elle est fatiguée, dépressive ou tout simplement trop pauvre pour les nourrir -, il sombre dans une effroyable solitude. Enfant, il fut témoin de la chute irrémédiable de sa mère dans la démence, désemparé face à ses crises de délire. Hannah. Une figure pleine d’imagination et qui, au plus fort de sa folie, semblait se retirer en elle-même, à l’écoute de sa propre musique. Comment regarder sa mère, et vivre auprès d’elle lorsque souvent il la retrouve muette, tellement absente, le regard vide ?

 

« Mais ce dimanche-là, elle était assise d’un air absent auprès de la fenêtre. Cela faisait trois jours qu’elle n’en bougeait pas, étrangement silencieuse et préoccupée. (…) Son aspect me bouleversa ; elle était maigre, elle avait un air pitoyable et on lisait la souffrance dans son regard. Une tristesse ineffable m’envahit et je me trouvais déchiré entre le devoir qui me poussait à rester à la maison pour lui tenir compagnie et le désir de fuir toute cette pénible ambiance. » (Charles Chaplin, Histoire de ma vie, p.11, Ed. Robert Laffont, 1964, Paris).

 

Comment ne pas sombrer ? En jouant. C’est parce qu’il devint acteur qu’il put sauver sa peau. La scène devient alors l’espace idéal du jeu, avec son alter ego Charlot. Il ne cessera de rejouer à l’écran sa scène primitive auprès de ses compagnes, celle du regard tourné vers sa mère toujours présente, à jamais perdue… Dès ses débuts au cinéma, il bataillera pour capter le regard des femmes, il est ce clochard transi d’un amour fou qui le dévore. C’est un paradoxe absolu, car c’est en incarnant un exclu que Charles Chaplin ravira les cœurs. Son point de folie réside dans ce choix d’incarner celui que l’on ne peut pas vouloir aimer, encore moins désirer… Comme si le modèle de sa mère – comment aimer une folle et surtout comment être aimé et vu par elle ? -, avait profondément façonné en lui ce point de rupture. Petite, menue et gracile, Hannah est celle par qui la fiction arrive. Soudain, tout s’évapore, la misère, son cortège de souffrances et l’absence chronique du père. Quand Charlie a faim, elle détourne son attention par la douceur mélodieuse de sa voix, elle le captive par des numéros de mime et de belles histoires.

 

« Dans cette pièce sombre, de ce rez-de-chaussée d’Oakley Street, ma mère faisait briller pour moi la lumière la plus étincelante de bonté que ce monde ait jamais connue : l’amour, la compassion et l’humanité. » (Chaplin, Ibid. p.23.).

 

Comment apaiser ses angoisses intimes ? En les sublimant. Chaplin le cinéaste s’attachera à mettre en scène le pathétique de ces femmes pauvres, délaissées, lorsqu’elles ne sont pas tout simplement détruites. Avec son avatar Charlot, Chaplin a été un observateur acéré de son temps, avec, pour le destin des femmes, une lucidité qui relève du politique. En effet, sa compréhension des femmes est sans jugement moral, il a une attention aiguë pour celles qui subissent dans leurs corps les violences sociales d’une société patriarcale, machiste, inégalitaire et puritaine. Sa vision, même entachée de cynisme, est moderne, émancipatrice, et parfois teintée d’une grande mélancolie.

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Hannah Hill Chaplin, la mère de Charlie Chaplin.

Faire la mère

 

Pour ce premier film long, Chaplin donne à sa compagne Edna Purviance le rôle de la mère fille. Rencontrée à Chicago en janvier 1915, elle l’avait séduit par son humour et sa douceur. Durant huit ans, ils vont jouer ensemble, s’aimer tant à l’écran qu’à la ville, dans une complicité et une légèreté qui installeront définitivement la silhouette du vagabond dans l’imaginaire collectif. Elle sera sa Carmen, sa gitane, sa camarade, son copain, sa tendre fiancée, sa vagabonde, son aristocrate, sa servante, sa Française, son immigrée, son aventureuse. Avec elle, auprès d’elle, il crée et peaufine son personnage de vagabond, toujours abandonné par une belle qui ne l’aime pas et qui sait, d’une pirouette, d’un saut, se redresser et prendre la route vers de nouvelles aventures. Alors qu’ils sont séparés depuis peu, Chaplin reste fidèle à son ancienne compagne en lui offrant, coup sur coup, deux grands rôles. Elle sera pour Le Kid une mère qui va savoir jouer à la mère lorsqu’elle deviendra actrice, et pour L’Opinion publique une fille qui fuit la violence paternelle pour se retrouver fille de joie à Paris.

Dans Le Kid, Edna Purviance est cette fille-mère qui abandonne son fils, un bâtard, afin de mener une vie de succès. Elle le retrouve cinq ans plus tard, il est très près d’elle, assis sur les marches devant la porte de sa maison. Elle est la femme riche qui aime faire acte de charité auprès des pauvres. C’est une actrice qui aime tant rejouer le rôle de la mère. Un bébé dans les bras, pleine d’émotion, elle ne reconnaît pas son enfant. Or, il est là, en chair et en os, tout près d’elle. Trop près d’elle pour qu’elle puisse le voir. La mère est devenue une grande actrice qui préfère nous émouvoir avec les signes de la compassion : visage de madone, regard éploré, cheveux au vent, bambin serré contre son cœur. Nul procès de la part du cinéaste envers cette femme actrice qui sait jouer les mamans « pour de faux ». Au contraire, il reconnaît en elle ce qui, lui aussi, l’emporte et le travaille : la passion du jeu. Jouer, n’est-ce pas recréer une scène afin de la revisiter et revivre ce qui fut de l’ordre de l’informulé, du non-dit, du silence effroyable ? Ne recherche-t-il pas en toute femme, en toute comédienne, cette capacité à l’émouvoir ? Ne veut-il pas se retrouver enfant devant sa mère qui jouait pour lui milles saynètes enchantées ?

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Regard contemporain

 

Dans le cinéma de Chaplin, les mères semblent avoir abdiqué toute féminité. Si famille il y a, elle est le lieu d’une grande violence domestique, où la maternité sonne le glas de la sexualité pour les femmes. Ces mères survivent plus qu’elles ne vivent. Sacrifiée, lorsqu’elle n’est pas sacrificielle, la mère ne relève pas de la Madone, loin de là, comme une scène du Kid semble ironiquement l’évoquer… Le cinéaste Chaplin met en scène une société pétrie de puritanisme, qui punit les femmes lorsqu’elles deviennent mères, comme si ces deux statuts du féminin ne pouvaient coexister en harmonie. On ne dira jamais assez combien Chaplin est un grand portraitiste de la condition humaine. La féminité chez lui est toute à la fois moderne et réaliste, c’est-à-dire du temps présent, sans romantisme ni image préfabriquée. Cinéaste de la contemporanéité, il n’a jamais été enclin à créer un type féminin hyper sexualisé, idéalisée, icône d’un fantasme, telle la femme fatale comme Theda Bara, Marlene Dietrich, ou la blonde sulfureuse Jean Harlow. Ses personnages féminins sont des femmes ordinaires, toutes broyées par la vie. Orphelines, danseuses, prostituées, vendeuses, mères célibataires, elles sont de condition modeste, souvent sous l’emprise sexuelle de leurs pères, où le viol et l’inceste sont pudiquement évoqués. Ces personnages sont interprétés par des comédiennes pour la plupart peu connues, comme si Chaplin avait compris l’importance de l’identification par son public, dans un rapport au réel qu’il n’a eu cesse de réinterroger tout au long de sa carrière.

 

Nadia Meflah