Golshifteh 
Farahani

L’oreille, la voix, la langue

L’actrice iranienne joue en anglais la jeune femme irradiante de Paterson, le nouveau film de Jim Jarmusch, en compétition au dernier Festival de Cannes. Un rôle mélodieux, tout en prosodie.

La fantasque Laura de Paterson a des rêves d’artiste. Où en êtes-vous, de vos propres rêves ?

J’ai rêvé d’être ce que je suis là, de traverser des mondes différents. J’ai toujours rêvé de garder ma conscience de soi, de ne pas me perdre complètement dans la fiction et dans ce monde brutal de la célébrité et des mondanités. Cela peut être très violent pour soi et j’ai toujours  essayé de rester fidèle à ce que je suis.

Qu’est-ce qui vous appartient dans vos rôles ?

Je cherche parfois des choses à l’intérieur de moi, parfois j’essaie de sentir le personnage pour pouvoir le créer. J’essaie d’avoir beaucoup de compréhension et d’empathie. J’ouvre la porte pour que le personnage entre, mais je ne le force pas et je ne vais pas vers lui.  J’attends qu’il vienne.

Quelle porte avez-vous ouverte avec Laura ?

J’ai joué dans une quarantaine de films, dont une vingtaine en Iran, mais je n’avais jamais joué cette partie de moi qui est un clown, assez rigolo, joyeux, qui aime faire rire et n’a pas de drame en elle. J’ai essayé de me souvenir de moi-même. Jim Jarmusch n’avait pas envie qu’elle soit une caricature fofolle. Mais pas du tout, elle n’est pas fofolle, elle est géniale, c’est le genre de personnage dont on a besoin dans nos sociétés. J’essayais d’être libre et joyeuse, et de jouer. Moi Golshifteh, j’ai un grand clown à l’intérieur de moi. Je chante, je danse, je joue plein d’instruments, je fais rire les gens et j’aime bien faire mille choses en même temps. Mon personnage est même plus sérieux que moi.

Adam Driver, votre partenaire dans Paterson, a une voix particulière et forte. Comment vous êtes-vous accordés ?

J’ai l’oreille très sensible et j’ai beaucoup aimé la gravité de la voix d’Adam. Je ne supporte pas les voix aiguilles, avec une certaine hystérie. J’ai l’oreille absolue et je suis obsédée par les voix et la musique. Et quand un son me dérange, je dois absolument le trouver pour le faire cesser. Sur le plateau, je suis très perturbée quand j’entends des sons qui ne devraient pas être là. J’ai beaucoup d’empathie pour les ingénieurs du son.

Golshifteh Farahani photographie de Laurent Koffel - entretiens
Photographie de Laurent Koffel
Avoir l’oreille absolue vous aide à trouver votre voix de jeu ?

Ce n’est pas seulement l’oreille qui m’aide à déplacer la voix, ce sont aussi les techniques de théâtre qui m’aident à trouver les voix, de tête, de nez, de gorge, de poitrine. Dans Pierre de patience, je jouais avec ça : je déplaçais ma voix en même temps que les situations évoluaient.

Tout rôle se joue pour vous à l’oreille ?

J’apprends plus facilement par mes oreilles que par mes yeux. J’apprends tous les dialogues en écoutant. Je ne peux pas apprendre en lisant, je dois absolument entendre. J’enregistre les dialogues et je les écoute. Pour ce film, j’ai travaillé avec un coach qui les a lus pour moi et je les ai appris avec l’accent américain. C’est une histoire de rythme, de sons. J’apprends la musique de la langue.

Comment appréhender le jeu dans d’autres langues que la sienne ?

La langue m’aide à trouver le cerveau dans lequel le personnage existe. Laura n’aurait pas pu exister avec un cerveau français, ça aurait été un autre chemin. Avec l’anglais, elle avait de la légèreté et son anglais du New Jersey, presque new-yorkais, m’a aidée à la trouver. Avec des langues différentes, on est des personnages différents. Chaque langue est connectée à une partie  du cerveau différente. Le français est une langue assez nasale et de tête, et cela donne une façon d’être dans l’analyse et la psychologie. L’anglais est plutôt dans la gorge, l’allemand plus dans la mâchoire, cela change beaucoup de choses. Le farsi, ma langue, vient de la poitrine et ça se situe beaucoup plus bas. Mon père parle même avec son diaphragme. Quand je change de langue, cela change le langage de mon corps.

Comment avez-vous trouvé l’harmonie que dégage Paterson ?

Ce sont les oreilles de Jim qui ont créé un univers musical à lui. En choisissant les acteurs, il entend aussi leurs voix, car Jim y est très attentif. Il n’est pas uniquement un cinéaste, mais également un musicien et il a une relation très sensible aux sons, lui aussi. Tout ce film est une prosodie, c’est un son de la poésie. C’est pour cela que Paterson est si harmonieux et entend bien les personnages.

Golshifteh Farahani photographie de Laurent Koffel - entretiens
Photographie de Laurent Koffel
Jim et vous êtes musiciens. Comment cela a-t-il joué ?

On a en commun d’être musiciens, mais on ne parlait pas de musique. Mais je le comprenais très bien quand il parlait de mouvements et de rythme. Dans les mesures du cinéma, il y a de la musique, mais aussi des mathématiques. Je comprenais comment il mesurait le rythme des scènes, comment il conduisait. Jim a du mal à parler et analyser, alors j’essayais de comprendre ce qu’il avait envie d’avoir derrière.

Laura chante et joue de la guitare Harlequin. Vous, quelle musicienne êtes-vous ?

Je joue du hang, mais au Conservatoire, je faisais du piano. Je joue beaucoup de percussions et d’instruments ethniques, d’Afrique, du Brésil. Je les appelle mes jouets, parce que je joue vraiment avec.  Ce sont des vrais “toys” ! Je suis musicienne et chanteuse, meilleure que Laura. Comme quand on joue un personnage ivre, on est tenté d’exagérer, mais je ne pouvais pas la rendre trop nulle. En même temps, je ne pouvais pas jouer comme je joue moi-même. J’essayais de trouver une ligne entre les deux.

Tout rôle peut s’accorder à votre voix. Vous pouvez tout jouer ?

Oui, même des langues que je ne connais pas. J’ai même fait un film en hindi. Je n’apprends pas la langue, j’apprends sa musique, ses intonations, je peux même jouer en russe ou en chinois. J’entends, j’écoute et j’essaie de trouver l’espace de ma voix pour savoir d’où ça sort. Après, je ne suis qu’un perroquet qui imite.