Paterson

Sur la route

Jim Jarmusch écrit des poèmes qu’il ne publie pas, ne montre pas, ou si rarement. Alors il fait des films, qu’il voit comme une sorte d’extension cinématographique du travail des poètes de l’École de New York, qui essayaient de ne rien prendre trop au sérieux. Ainsi va Paterson.

D’abord, Jim a tracé une ligne de Tanger à Détroit. De l’Afrique à l’Amérique, seuls les amoureux restaient vivants. À Tanger, dans l’errance des ruelles étroites, le vampire rock, au bras d’une vamp surnaturelle de Only Lovers Left Alive, marchait avec les spectres des poètes libres de la Beat Generation. Ils avaient échoué là autrefois, Jack Kerouac, Allen Ginsberg, William S. Burroughs. À Détroit, les amants roulaient sous le ciel de la ville de John Sinclair. Jim ne s’est pas arrêté là. Il s’est remis sur la route de Paterson. À double sens. Paterson est une ville, Paterson est son héros, son film. Jim n’a pas fini de mettre en circulation la poésie et ses fantômes. À Paterson, New Jersey, Allen Ginsberg a vécu, c’était la ville de son père Louis, poète plus discret, et professeur d’anglais. Et Paterson, c’est aussi le grand œuvre, le livre de William Carlos Williams, construit autour de la ville ouvrière, un portrait et une ode à sa ville natale, se laissant porter par le cours de Passaic River, long poème autobiographique et urbain, collant à sa prose un assemblage de sources hétéroclites, des archives locales, des coupures de presse, des lettres, etc.

Le Paterson de Jim suit l’esprit de William Carlos Williams, dans l’intrication de l’urbain, de petits moments de quotidien, de la réalité du monde, de l’intime et du domestique. De ces innombrables univers surgit une poésie limpide. Dans les rues de Paterson, la ville, un homme du nom de Paterson (Adam Driver, placide) conduit un bus et, dans un double mouvement incessant, interrompant la routine de ses trajets, écrit de la poésie pendant ses pauses méditatives, des poèmes d’amour sur des boîtes de Blue Tip Matches – ils sont pour l’essentiel de la plume du poète de l’École de New York, Ron Padgett. Paterson écrit des poèmes à sa femme (Golshifteh Farahani), héroïne joyeuse et fantaisiste, imaginative et créative, cuisinant des cupcakes noir et blanc et se rêvant chanteuse folk. Le soir, dans sa vie monotone et répétitive, tranquille et organisée, le chauffeur poète, fan d’Emily Dickinson, promène le chien et va boire une bière au pub. À la main, à l’ancienne, il recopie ses poèmes dans un cahier. Il n’a pas de téléphone portable, il est dans le monde et dans son monde, rêveur et contemplatif. Jim fait circuler une poésie des petits riens, de tous les jours,  une poésie de la vie lumineuse et enchantée, à la beauté dépouillée, très simple, très ordinaire. Un chauffeur de bus roule, et cela suffit à nos transports. Paterson nous emmène, si loin, si proche.