L’Angle mort

À l’ombre du monde



Jamais dans les rails du convenu, Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic dynamitent un mythe, en le débarrassant de ses bandelettes et savants fous. En surgit une œuvre innovante. Simple aussi, comme un témoignage éclairé sur notre existence.

Enfin de retour au long-métrage en duo, Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic revisitent avec malice un grand thème. Celui de l’homme invisible. Dancing jouait des apparitions et du trouble du dédoublement, déjà. L’Autre suivait une femme jalouse, en pleine désorientation identitaire et schizophrène. Ces fans de littérature, qui réalisèrent un volet de la série télévisée Un siècle d’écrivains consacré au maître du fantastique H.P. Lovecraft, réunissent leurs obsessions dans cette proposition baroque. Baroque, oui, car décalée, filmée d’un pas de côté, pour capter ce qu’on ne voit pas, et d’un point de vue inattendu. L’angle mort, cet espace qui échappe à la vision des automobilistes comme des caméras de surveillance. Cette zone non contrôlée. Ce lieu des possibles.
 Symbole donc d’inconnu infini, le titre résonne comme une constatation, vérité irréfutable à explorer. Le projet est né d’une idée originale d’Emmanuel Carrère, qui filma aussi l’irruption du questionnement né d’une invisibilité. Celle de la zone poilue, soudain rasée par le héros de La Moustache, et dont personne ne remarque la disparition. Ici, cette dernière est liée à un super-pouvoir, généralement attribué à un être qui le maîtrise totalement. Sauf que le postulat des auteurs est que ce don se détraque, et que son récipiendaire en perd les rênes. De la vulnérabilité comme moteur de l’action. Le héros malgré lui fait ici ce qu’il peut, tout en se confrontant à ses désirs. Il incarne aussi toute la part non reconnue de l’humanité. Les rejetés, les incompris, les déplacés. Une force symbolique qui atteint le politique. La dureté du monde tapie sous la douceur de ce Dominik inoffensif.

Le traitement formel judicieux repose sur la confrontation du surnaturel au réel, capté dans son quotidien. Le concret de la ville, de l’urbanité, du béton, du verre, des appartements, couloirs, ascenseurs, portes d’entrée, trottoirs, bitumes, pavés, interroge l’invisibilité. Tout comme le choix du format 1.33 carré de l’image met en abyme les cubes graphiques de l’architecture moderne. Ces logements agglomérés les uns aux autres dans des tours à la verticalité intimidante. La solitude de l’homme, victime de son don, n’en est que plus tangible, tout comme le passage à l’imperceptibilité visuelle par exercice de respiration. L’approche de Bernard et Trividic est toujours organique. Un regard qui fait corps avec son sujet, ici incarné en premier lieu par le formidable Jean-Christophe Folly, terrien et gracieux, fondu dans la masse et « extra-ordinaire » à la fois. Une alternative rafraîchissante aux blockbusters de super-héros et aux séries B rétro. James Whale, John Carpenter et Paul Verhoeven peuvent se réjouir d’accueillir de nouveaux membres à leur club des cinéastes experts en protagoniste né du pionnier H.G. Wells.