Chimerica

Question de point de vue

Cette mini-série britannique revient sur les événements de la place Tian’anmen ; elle met en parallèle les relations de la Chine et des USA et pose la question de l’éthique journalistique et du point de vue. Aussi glaçant que passionnant.

Ça commence par les événements de la Place Tian’anmen en juin 1989 : un jeune photographe américain de passage à Pékin participe, en prenant des clichés, à cette révolution de la jeunesse où l’espoir fait entendre sa voix. Mais lorsque la répression militaire s’opère dans le sang, il se retranche dans son hôtel : c’est de là qu’il prend la photo, devenue iconique, du petit homme vêtu d’un pantalon noir et d’une chemise blanche, portant à la main des sacs de courses, et faisant face à des chars d’assaut. Il n’est pas le seul, quatre ou cinq autres personnes ont saisi cette image, sous un angle légèrement différent…

Vingt-sept ans plus tard, en juillet 2016, on retrouve Lee Berger (Alessandro Nivola) en Syrie : une manifestation de rue tourne mal, il photographie une femme agenouillée, portant dans les bras un enfant, et le soldat qui la met en joue. Cette photo, comme jadis celle du tankman de la place Tian’anmen, lui vaut la une du quotidien New York Courrier (qui représente ici, sans aucun doute, le New York Times), l’admiration de son patron Frank Sams (F. Murray Abraham) et de sa collègue et complice de toujours Mel Kincaid (Terry Jones)… Alors que les élections présidentielles américaines approchent et que tout le monde semble prédire (et souhaiter) la victoire de Hillary Clinton contre Donald Trump, Lee et Mel partent à Pékin interviewer des jeunes Chinois et retrouvent le vieil ami Zhang Lin. Celui-ci, pressé de questions par Lee, donne à contrecœur le nom du tankman, dont il déclare qu’il est installé aux États-Unis…

« Ceci est une fiction inspirée de faits réels. » La mise en avant du mot « fiction », quand la plupart des films d’aujourd’hui se contentent d’annoncer « D’après une histoire vraie », prend tout son sens dans Chimerica, qui contracte « Chine » et « America » pour donner ce titre rappelant les idées fausses aussi bien que les créatures imaginaires. Ce qui suit est à la fois de l’ordre du réel (la victoire de Trump, la déconvenue d’une partie de la gauche américaine) et de l’enquête journalistique fictionnelle (l’homme de la célèbre photo est-il vivant ?). Au passage, tout un réseau de relations obscures entre l’Amérique et la Chine sont mises au jour, tandis que la série développe les questions de la déontologie, des fake news, des mensonges qui disent la vérité et de la presse écrite soumise au diktat du contenu internet et de la rapidité d’exécution.

Chimerica de Michael Keillor. © 2018 Playground / All3media international

Produite par Channel 4, adaptée de sa pièce de théâtre par Lucy Kirkwood, déjà auteur des série Skins et The Smoke, cette passionnante fable politique dessine des personnages complexes, que les comédiens habitent avec ferveur. Lee Berger est un homme faillible, qui ne vit qu’à travers les images qu’il fixe, et voit peu à peu son métier lui échapper. « Des gamins avec un iPhone font aujourd’hui aussi bien que moi », dit-il. Alessandro Nivola lui confère une fragilité organique, un léger tremblement, derrière la façade du baroudeur. Son amie Mel, journaliste pure et dure, plus âgée, est fermement décidée à prendre les mesures qui s’imposent pour tenir face à l’adversité : elle a arrêté de boire, ne déroge jamais à la règle, prend ses responsabilités et vote, contrairement à lui. Elle est incarnée par l’épatante Cherry Jones (24 heures chrono, American Crime, La Servante écarlate), poigne et douceur mêlées, dont la présence seule suffit à capter l’attention sur l’écran. À leurs côtés, tous les interprètes, Terry Chen et Sophie Okonedo en tête, sont plus que parfaits.

La force de l’écriture – dont on ne sent jamais l’origine théâtrale, mais dont on salue quelques monologues brillants – est de nous entraîner dans un entrelacs de situations, de choix humains, de décisions politiques qui résonnent incroyablement fort avec la situation actuelle (la série sera-t-elle diffusée aux États-Unis et en Chine ? Rien n’est moins sûr !). Et qui nous mettent face à nos propres questions. « Et moi, qu’aurais-je fait ? Que ferais-je ? » Car, en brandissant cette image du tankman, cet homme seul et debout face à l’adversité, Chimerica rappelle au bout du compte que tout, dans la vie, est question de point de vue…