Confinement 2 : comment ça va, les exploitants ?

Entretien avec Stéphane Libs

Stéphane Libs est le co-président du SCARE, le Syndicat des Cinémas d’Art, de Répertoire et d’Essai, et dirige dix écrans, répartis sur deux cinémas à Strasbourg, le Star et le Star St-Exupéry. Deux salles hautement actives et inventives dans leur politique de programmation et d’animation, qui, bien sûr, espèrent rouvrir le 15 décembre.

 

 

Y a-t-il un moment vécu dans vos salles ou une image de film persistante qui vous a porté pendant ce deuxième confinement ?

Avec mes confrères et consœurs exploitant.e.s, nous avions toutes et tous la crainte que nos salles soient moins désirables avec tous ces films qui migraient vers les plates-formes depuis le premier confinement. Et ce qu’on attendait depuis la réouverture des cinémas le 22 juin s’est passé avant le deuxième confinement. Avec notre festival jeune public « Animastar », il y avait des familles dans nos salles, des enfants qui participaient à nos ateliers de fabrication de films et qui mettaient beaucoup de vie dans nos murs et cette ambiance m’a porté.

 

Dans quel état d’esprit êtes-vous aujourd’hui ?

J’ai hâte de retourner dans mon bureau et de retrouver mon équipe. Sur le plan sanitaire, je suis assez confiant. Et, depuis les dernières annonces, les plannings de sorties se remplissent. C’est à la fois réjouissant et je crains, néanmoins, un énorme embouteillage de films sur les écrans, car il s’agit aussi de reprendre ceux qui ont été arrêtés en pleine exploitation. Mais de ce foisonnement, on ne peut pas se plaindre.
Par ailleurs, je suis un peu déçu, car j’avais concocté pour Noël une rétrospective Dino Risi qui avait de la gueule et, du fait de cet embouteillage, il va falloir la reporter. Mais ce n’est que partie remise.
Nous avons vécu des déceptions plus profondes, comme celle de devoir annuler le Festival du cinéma allemand Augenblick, des séances du Festival Européen du Film Fantastique de Strasbourg, qui s’était adapté aux circonstances en se tenant les week-ends, et un nombre conséquent de séances scolaires.
Les cinémas fonctionnent à contre-courant depuis le début de cette crise : nous avons ré-ouvert, le 22 juin, alors que les gens préféraient boire des verres avec leurs amis en terrasse plutôt que de venir en salle, et nous avons fermé alors que le public retournait au cinéma…

Parmi les films sortis récemment, lesquels vous ont mis en joie et pourquoi ?

Même si les films sortis à la même époque il y a un an étaient dix fois plus excitants à mes yeux, il y avait une belle qualité en cette dernière rentrée. Drunk m’a beaucoup enthousiasmé. Mon grand coup de cœur reste Antoinette dans les Cévennes, qui a tenu l’affiche depuis sa sortie en septembre. J’ai aussi beaucoup aimé la première heure de Josep.

Quelles sont vos sources de réjouissance parmi les films attendus prochainement ?

Mandibules ! Le nouveau film de Quentin Dupieux, annoncé pour le 16 décembre, me rappelle son premier long-métrage, Steak (2007). J’aime le fait qu’il aille à fond dans le côté « débile » de cette histoire et de ses personnages. Ça en devient surréaliste et c’est jouissif. La première fois qu’Adèle Exarchopoulos prend la parole dans le film est un moment exaltant. Cela m’arrive peu au cinéma, mais là, j’ai ri à gorge déployée !
Gagarine de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh, qui se déroule dans la cité Gagarine d’Ivry-sur-Seine, mêle le documentaire et la fiction. C’est hyper-beau, poétique et étonnant. J’aime aussi beaucoup Le Peuple loup de Tomm Moore et Ross Stewart (prévu pour le 16 décembre), qui raconte une histoire d’aventures et dont l’animation est somptueuse.

Quelle est votre ligne éditoriale ?

On s’intéresse à tout. En dehors de certaines comédies françaises et des Marvel, on s’autorise à tout programmer. Nous voyons presque tous les films qui sortent et nous essayons de proposer une sélection la plus large possible, qui soit à la fois qualitative et qui favorise la découverte. Nous sommes aussi sur le front de l’animation, de la rétrospective, et si un grand film populaire nous plaît, on l’assume complètement et on le défend. La phrase à laquelle je n’adhère pas, c’est « Ah non, ce n’est pas pour mon public », car précisément, j’aime l’idée d’ouvrir les écoutilles et d’aller un peu plus loin que les attentes supposées des spectateurs. Un film comme  Michel-Ange est évidemment pour notre public. C’est un choix facile, mais proposer Peninsula ou une rétro Dino Risi, c’est faire notre travail, car c’est le grand écart !

Quels sont vos rêves sur le terrain du cinéma ?

Ce serait de retrouver de grands auteurs américains qui nous manquent. Et de pouvoir continuer à faire le grand écart. Tout à l’heure, j’ai revu un film de Pasolini ; hier soir, je montrais Voyage au bout de l’enfer  de Cimino à mon fils, après lui avoir fait découvrir Pierre Richard. C’est ce mélange qui me met en joie. Gagarine, dont je vous parlais, incarne pour moi le cinéma de demain. Je n’ai jamais vu ça au cinéma avant, ni ce télescopage des genres, ni cette poésie ; ce foisonnement m’intéresse beaucoup.
Je ne peux pas voir de séries, par exemple. Ça prend trop de temps, j’aime trop le format cinéma et j’ai besoin d’être surpris par les films. Ce fut le cas, par exemple, avec Aline de Valérie Lemercier. A priori, ce ne serait pas un film pour mes salles, sauf que mon équipe et moi-même avons adoré ! La scène où Aline sort de chez elle et où des gens la prennent pour un sosie de Céline Dion est une idée géniale ! Jamais je ne penserai à la place du public. Or, a fortiori quand vous avez dix écrans, votre public est pluriel. Il faut aussi échapper à une manière de penser, croire qu’on connaît l’Art et essai, qu’on connaît Fellini parce qu’on a vu quelques-uns de ses films, or non, il y a énormément à explorer encore et encore ; on peut se faire cueillir au détour d’un film qu’on croyait connaître en le revoyant ! Surtout aujourd’hui, où les films sont très « marketés » pour les réseaux sociaux. Notre travail de programmation consiste à créer des ponts, et à dire au public qu’on n’est jamais certain de ce qu’on va voir avant d’entrer en salle. C’est toute la magie de l’expérience.

Des films ont-ils profondément modifié votre rapport au monde ?

Voyage au bout de l’enfer ! C’est un film que j’ai vu pour la première fois à l’âge de 17 ans et qui m’a fait louper mon bac français, car je n’ai pas pu me rendre à l’examen tant il m’avait bouleversé – j’en étais physiquement incapable ! Je l’ai vu trois-quatre fois à la suite au cinéma Le Palace à Mulhouse, et je n’arrivais pas à imaginer autre chose dans ma vie que ce film à ce moment-là. Ce mélange de vie quasi documentaire et de grand spectacle hollywoodien, je trouvais ça incroyable et tellement plus fort que tout ce que je pouvais vivre dans ma journée !
Hannah et ses sœurs de Woody Allen, je l’ai vu un nombre de fois incalculable, avec toujours le même plaisir. Je pense que le personnage de Michael Caine, c’est moi ! Je me retrouve dans sa lâcheté, sa séduction.
À bout de course de Sidney Lumet est un film de transmission que j’adore. Il y a aussi La messe est finie de Nanni Moretti.
Les flics ne dorment pas la nuit de Richard Fleischer a aussi beaucoup compté pour moi. Encore un film de transmission…
Et L’Impasse de De Palma. C’est une histoire inacceptable, qui tourne autour d’une rédemption impossible, car le personnage central fait sans cesse les mauvais choix. Au tout début du film, on sait qu’il va mourir. Puis, on remonte le temps. Ce mec veut être clean, être amoureux, gagner un peu d’argent, mais il n’y arrive pas. Et à chaque fois que je revois le film, j’ai l’espoir qu’il va être sauvé. Je crois qu’on le revoit pour ça et que c’est la raison pour laquelle c’est un film-matrice pour beaucoup de cinéastes. Je ne serais pas étonné que ce soit le cas pour Médecin de nuit de d’Elie Wajeman, qui est annoncé pour le 20 janvier 2021…