À trois, on y croit (ou pas)

Balade au cœur du trio amoureux

Le ménage à trois, mari, femme et amant, ou mari, femme et maîtresse, a fait de tous temps claquer les portes et frémir (ou rire, au choix) les spectateurs. Le cinéma est plein de ces trios involontaires, et qui souvent finissent en duo… ou en trois solitudes. Mais la tentation d’une harmonie triangulaire marque aussi le désir d’une liberté assumée, amoureusement, sexuellement, socialement… Comme une révolte intime contre le formatage environnant. Une utopie.

Aux États-Unis, Ernst Lubitsch en son temps (1933, tout de même) adapte à l’écran une pièce de Noel Coward et ça donne Design for Living/Sérénade à trois. Un bijou de comédie sentimentale, dans lequel une jeune femme, Gilda (Miriam Hopkins) s’éprend de deux hommes à la fois, l’un auteur de théâtre, l’autre peintre, sans parvenir à choisir. Après une tentative de vie à trois dans une soupente parisienne, selon un gentleman’s agreement très explicite — « No sex ! » — , Tom (Fredric March) s’absente pour monter une pièce à Londres. Le désormais duo formé par Gilda et George (Gary Cooper) devient couple amoureux. Car, selon la jeune femme : « Unfortunately, I’m not a gentleman / Hélas, je ne suis pas un gentleman ». Retour de Tom un soir où George est absent, et retour de flamme, qui contraint l’amoureuse à abandonner cette « folie » et fuir vers un tiers et un mariage de raison. Les deux comparses viennent l’en extraire. Au final, dans le taxi qui les emmène vers une nouvelle vie, le gentleman’s agreement est à nouveau scellé… Sachant que la belle n’est toujours pas un gentleman… 2 garçons, 1 fille, 3 possibilités (1993), annonçait un titre français de comédie sentimentale hollywoodienne des années 1990, Threesome en VO. Mais c’est souvent beaucoup plus d’alternatives qui s’ouvrent devant le trio amoureux. Et les Français, en la matière, n’ont jamais manqué d’imagination, depuis Jules et Jim de François Truffaut en 1961 jusqu’au film de Jérôme Bonnell aujourd’hui, À trois, on y va. Un homme et une femme qui aiment tellement l’autre femme, qui la regardent si intensément, qu’ils en tombent amoureux l’un et l’autre (voir la critique ci-contre). Chaque décennie propose au moins un film emblématique de son époque, sur le sujet…

JULES ET JIM

de François Truffaut (1961)

La matrice absolue du genre. Adapté du roman d’Henri-Pierre Roché, le film commence en 1912. Catherine (Jeanne Moreau) rencontre deux amis très proches qui ont toujours tout partagé. Jules est autrichien, Jim, français. Catherine a le sourire d’une statue grecque dont ils se sont tous deux épris. Pourtant Jules épouse la jeune femme, Jim devient le parrain de leur petite Sabine. La guerre les sépare tous et Jules et Jim sont physiquement opposés, chacun d’un côté du front (avec la peur de tuer l’autre). En 1918, Jim retrouve le couple en Allemagne, mais ils ne sont pas heureux. Il devient l’amant de Catherine avec l’assentiment de Jules et le bonheur revient. Mais une ombre se manifeste, comme une impossibilité chronique de choisir une seule personne pour la vie. Catherine, demandant à Jules de bien les regarder, se tue en voiture en compagnie de Jim. Ni avec toi (Jules), ni sans toi (Jim) pourrait être la maxime de cette œuvre hantée et sublime, qui utilise une autre époque pour constater les changements de mentalité inhérents à la sienne, la place de la femme, son pouvoir de séduction et de décision.

Jules et Jim de François Truffaut (1961)

CÉSAR ET ROSALIE

de Claude Sautet (1972)

Dans Jules et Jim, c’est le couple originel qui donne son titre au film ; ici, c’est le couple originel apparent quand commence l’histoire : César et Rosalie (Yves Montand et Romy Schneider) s’aiment. David (Sami Frey) revient. David, que Rosalie a aimé jadis, qui est parti pour laisser la place à un autre homme, celui que Rosalie a épousé, avec qui elle a eu une fille, et qu’elle a quitté. Rosalie aime les hommes avec passion mais ne leur appartient pas. Féministe, elle fait ce qu’elle veut, va où elle veut. « César sera toujours César, écrit-elle à son amant. Et toi, tu seras toujours David qui m’emmène sans m’emporter, qui me tient sans me prendre et qui m’aime sans me vouloir. » César, si roublard, outrancier et hâbleur soit-il, la comprend avec finesse : pour ne pas la perdre, il va rechercher David et devient même son ami. Cette complicité non feinte entre les deux hommes éloigne un temps la femme, troublée, déstabilisée dans son rôle pivot. Elle reparaît à la dernière scène, à la grille de la villa où César et David déjeunent ensemble et envisagent un voyage. Le dernier plan, magnifique, se fige au générique : il montre David, qui l’a vue, observer César en train de la voir. Et cette translation d’amour entre ces trois êtres est d’une beauté limpide. D’autant qu’ils sont les représentants d’une certaine bourgeoisie française, celle des trente glorieuses. Les années 1970, par ailleurs, ne sont pas avares de visions anarchistes et libertaires qui questionnent l’air du temps à l’aune de mai 68 et de l’amour libre chez les jeunes bohêmes : notamment dans Les Valseuses et Préparez vos mouchoirs de Bertrand Blier (1974 et 1978), Je t’aime moi non plus de Serge Gainsbourg (1976) et Pourquoi pas ! de Coline Serreau (1977). Jean Eustache, quant à lui, crache sur son époque et fait s’affronter le fantasme et la réalité (« La vie est belle, la vie est merveilleuse : regardez ce ciel horrible ! »), pour finalement en revenir au couple et sa version la plus triviale, organique et puissante, dans La Maman et la Putain (1973).

César et Rosalie de Claude Sautet (1972)

TENUE DE SOIRÉE

de Bertrand Blier (1986)

Le chiffre 3 hante le cinéma de Bertrand Blier (voir ci-dessus). Au milieu des années 1980, mercantiles et désenchantées, grignotées par le chômage endémique et le chacun pour soi, il réinvente ce chiffre en faisant de Bob (Gérard Depardieu), voleur goinfre amoureux de la vie et de tous les sexes, le chien dans le jeu de quilles bien terne de deux pauvres cloches, Monique et Antoine (Miou-Miou et Michel Blanc). Bob aime Antoine, qui aime Monique, qui aime Bob. Mais cela se traduit à l’écran dans des termes bien plus prosaïques, car le désir ici est aussi trivial que l’argent. Tout s’achète et tout se vend. Et les genres se confondent et s’entremêlent. Homosexualité, bisexualité et travestissement affichés sans détour dans un film populaire, c’est une sorte de cri aussi rigolard que désenchanté, pour dire un monde où le sentiment n’est plus de mise. Le drôle de trio est toujours un trio au final : une femme et deux hommes habillés en femme qui font le trottoir, avec un enfant invisible, qu’ils visualisent dans sa cour de récré, et qui les réunit le temps d’un instant. En pensée au moins.

Tenue de soirée de Bertrand Blier (1986)

LOVE ETC.

de Marion Vernoux (1996)

Adapté du roman de Julian Barnes, cette vision féminine de l’amour à trois part d’un duo d’amis, ils se connaissent depuis l’enfance et sont différents et complémentaires. Pierre (Charles Berling) est aussi extraverti et fantasque que Benoît est timide et calme. Ce dernier répond à la petite annonce de Marie (Charlotte Gainsbourg), mais au lieu de lui envoyer sa photo, il lui adresse celle de Pierre, en précisant qu’il est derrière l’appareil. Amoureuse de Pierre à travers Benoît, Marie est bientôt rattrapée par l’amour immédiat que Pierre lui voue, au risque de perdre son meilleur ami.

Le film en appelle à Jules et Jim, constate la fin d’une époque (ici, les rencontres ne vont plus de soi et la petite annonce (avant les sites internet) est le seul moyen pour trouver chaussure à son pied ; ici, on se marie, même si c’est une institution désuète ; ici, on ne parvient pas à réveiller les utopies) mais enjambe le siècle, puisque son final se situe (science-fiction !) lors du réveillon de l’an 2000. Comme pour aller vers un renouveau du vivre ensemble et du trio comme remède à toutes les errances sentimentales ? Marie déclare qu’elle est heureuse d’être là sur cette plage, en compagnie des deux hommes qu’elle a le plus aimés.

Love etc. de Marion Vernoux (1996)

WILD SIDE

de Sébastien Lifshitz (2000)

Pierre est devenu Stéphanie : des seins divins et un sexe masculin, elle fait le tapin à Paris, comme ses amis Djamel et Mikhaïl, avec lesquels elle couche séparément, tandis qu’ils ont aussi une relation à deux. Elle retourne en Picardie pour assister sa mère mourante. Un jour, son père et sa sœur ont disparu : la famille de quatre est devenue un couple que Pierre a fui. Trois dropouts, une femme qui ne veut plus être un homme, un Français issu de l’immigration, un immigré russe. Trois solitudes en manque de parentèle, qui se rejoignent finalement, dans la force des étreintes, la douceur des peaux et de l’amour vrai qu’ils se portent tous les trois. D’une force sidérante, la caméra approche les corps et les visages, inscrit son trio au cœur d’une nature automnale qui contraste avec l’urbanité désincarnée de la capitale. Ces trois-là font tomber toutes les barrières et réinventent une vie possible, différente et intense. D’une chape de plomb naît la légèreté, du désespoir naît l’espoir.

Wild Side de Sébastien Lifshitz (2000)