Le réel de l’irréel

À l’affiche depuis le 4 octobre, Le Règne animal de Thomas Cailley nous a émerveillés (lire ici notre chant d’amour). Rencontre avec un réalisateur inspiré, dont l’univers fantasmagorique fait vibrer nos cellules et danser nos consciences.

 

Ce qui frappe, dans Le Règne animal, c’est que vous donnez à voir des images fantastiques qui ne sont pas déréalisées. Au contraire, les textures, les matières organiques qui constituent vos créatures semblent palpables…

C’était un parti pris formel auquel nous sommes arrivés très logiquement en déroulant la pelote du concept. C’est au cours de l’écriture que nous avons compris qu’il nous fallait gérer de façon progressive et réaliste la mutation de l’homme vers l’animal. Ce qui change tout, car au cinéma, souvent, la mutation se fait de manière un peu magique – on se transforme en loup-garou les soirs de pleine lune, on enfile un costume d’homme-araignée, etc ; on force ainsi l’imaginaire du spectateur. Ce que je voulais, moi, c’est que la transformation soit plausible, qu’on y croie presque scientifiquement, parce que la mutation est un phénomène observé, à l’origine de la vie. C’est ainsi un rappel d’une idée simple consistant à dire qu’on partage une forme d’ascendance commune avec tout le vivant. Il fallait donc filmer de manière aussi réaliste une feuille d’arbre, un acteur et une créature. Ce qui posait un vrai problème, puisqu’il s’agit d’images qu’on invente et designe. On se demande, dès lors, s’il n’y a pas de risque à juxtaposer une créature artificielle, dans une interaction censée être réelle, dans un environnement sur fond vert. On a donc compris qu’on allait devoir se battre pour rester dans quelque chose de concret, de palpable. On s’est donc interdit fonds verts et capteurs pour favoriser les vraies interactions du vent dans les feuilles sur de vrais sols, et nous avons filmé, avant tout, des acteurs. J’ai travaillé avec un auteur de BD, Frederik Peeters, qui a réalisé des dessins, puis nous nous sommes imposé un certain nombre de règles, à commencer par celle de partir du corps de l’acteur. Les peaux, les poils, les muqueuses, tout devait être réel.

Comment vous y êtes-vous pris, concrètement ?

À la fin de l’écriture, Frederik a dessiné un bestiaire, soit une centaine de créatures avec des formes de mutations différentes. Dans un second temps, il a fallu faire des sélections et réaliser des dessins précis sur le plan anatomique. Fabien Ouvrard et Stéphane Levallois ont dessiné des corps humains qui se transforment en portant le réalisme à un niveau élevé. Parallèlement, j’ai débuté le casting. Au fur et à mesure de mes choix, je leur envoyais les photos de mes acteurs. Par exemple pour le personnage de Fix, l’homme-oiseau, au départ, je l’envisageais en héron. Or, Tom Mercier, qui le joue, n’a rien du héron, mais tout du rapace. Ce qui change la manière de concevoir sa mutation et l’animal en lequel il se transforme. Les dessinateurs ont donc scanné son corps et ont dessiné la créature en fonction de son anatomie. Nous avons aussi storyboardé les scènes avec les créatures pour anticiper leurs mouvements et la manière de les cadrer. Sortis de cette étape de design, nous sommes passés à la concrétisation et nous avons essayé de bien comprendre toutes les technologies dont nous disposions. Il y avait la question du maquillage, des prothèses, des effets spéciaux, l’animatronique – les puppets et les robots -, les effets qu’on peut réaliser sur un plateau avec toute une ingénierie pour améliorer la façon animale de se mouvoir, et les effets spéciaux. Nous avons décidé de toujours mettre l’acteur au centre et de conjuguer ces différentes technologies. L’effet numérique n’est donc jamais au premier plan, il vient juste améliorer ou gommer des choses lorsqu’on ne peut pas faire autrement. C’est aussi cela qui donne cette sensation de réel.

Vous usez de beaucoup de gros plans. Certains, comme celui du pangolin dans le supermarché, sont très émouvants, car vous regardez vos créatures dans les yeux…

Tout dans ce film est une question de regard. C’est un film d’action avec des séquences spectaculaires, mais, même là, le point de vue des caméras correspond à celui des personnages principaux. C’est à leur hauteur qu’on doit vivre cette aventure et ces émotions. Pour moi, l’essentiel, le regard du spectateur – proche de celui d’Émile au début du film, puis de celui de François vers la fin – va du rejet, de la sidération, vers la compréhension et la rencontre. Ce regard doit changer au cours du récit – une spectatrice m’a, d’ailleurs, dit : « J’ai eu peur des créatures au début et des humains à la fin », elle a résumé tout le film ainsi. Ce qui fait que tous ces gros plans des créatures où l’on voit leur regard sont plus importants que les scènes d’action. Les yeux de ces créatures sont toujours des yeux humains. C’est très important de les regarder dans les yeux, car Le Règne animal est un film qui traite de la rencontre. Je voulais qu’on ressente très fortement ces regards. J’avais d’ailleurs en tête le film d’Elia Kazan, America America, qui s’achève sur une succession de portraits de gens en partance pour l’Amérique sur un bateau, et c’est bouleversant. La biodiversité de ce nouveau vivant dans Le Règne animal passe par des regards qu’on regarde et qui nous regardent.

Le Règne animal. Droits photographiques : copyright 2023 NORD-OUEST FILMS - STUDIOCANAL - FRANCE 2 CINÉMA - ARTÉMIS PRODUCTIONS.
Le Règne animal n’est-il pas, aussi, un film sur l’altérité et l’altruisme ?

Sur l’altérité au sens le plus large possible. Qu’est-ce qui est autre et peut-on vivre avec ce qui l’est ? Tous les personnages se positionnent différemment par rapport à cette question. L’altérité et l’altruisme posent problème à François, dont le fils est touché, et qui fait preuve d’un instinct de protection, voire d’inhibition avant de passer à autre chose. Son coup d’éclat final est un acte de désobéissance qui relève de l’altruisme.

C’est le moment où il devient cohérent avec la phrase de René Char qu’il aime citer : « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience ». D’où vient cette idée ? Est-ce votre mantra ?

Un peu ! Cette phrase est issue du recueil Fureur et Mystère, et elle est inscrite tout près de mon bureau. J’associe cette citation à l’acte d’écriture. Que ce soit l’école pour Nino ; un fourgon ou un hôpital pour l’homme-oiseau, ces personnages-là ne sont pas faits pour la norme. Le film donne à voir des corps hors-norme que la société cherche à enfermer, voire à rectifier, comme ce fut le cas pour Fix.

Votre film traite aussi du problème de la norme discutable. Dès votre séquence d’ouverture, où la phrase de Char est citée, vous donnez à voir une société en crise, dont les fondements sont menacés…

Que ce soit l’école pour Nino ; un fourgon ou un hôpital pour l’homme-oiseau, ces personnages-là ne sont pas faits pour la norme. Le film donne à voir des corps hors norme, que la société cherche à enfermer, voire à rectifier, comme ce fut le cas pour Fix.

Ce monde qui doit changer accorde une large place au lyrisme et à l’émotion. Pourquoi la chanson de Pierre Bachelet, par exemple ?

Je l’écoutais au moment où l’on écrivait le scénario. Je lui trouvais une très grande puissance mélodique et une grande ampleur. Ses paroles évoquent la question de la norme, de la singularité. Quant à l’émotion, je suis ravi quand les gens me disent qu’ils pleurent à mon film ! Tout ce qui structure cette histoire, c’est cette relation d’amour inconditionnel entre un père et son fils. L’émotion est essentielle. D’ailleurs, les films de genre que j’aime sont toujours des films qui contiennent une part mélodramatique permettant de sentir les émotions avec plus d’intensité. E.T. est un film de genre bouleversant, qui existe même sans fantastique. Même chose pour les films de Bong Joog-ho, que j’adore et qui prend une liberté folle avec le ton et tisse le tragique, le comique au mélodramatique, comme dans Melody of Murders, qui contient des scènes déchirantes. The Host est un film purement fantastique, qui contient aussi des séquences familiales bouleversantes d’émotion. Le fantastique permet de créer des images manquantes, des choses qu’on ne pourrait faire autrement, mais cela permet aussi et surtout d’amplifier les sentiments.

Parlez-nous, s’il vous plaît, de la séquence mémorable où Saadia Bentaïeb est de profil devant des canoës qui sortent du champ latéralement les uns après les autres lors de l’attaque d’une créature. Elle reste stoïque, imperturbable, et fait face, ne détournant pas le regard de la "bestiole". Comment avez-vous pensé cette séquence ?

Cette séquence est vraiment représentative de ce qu’on a essayé de faire en matière de mélange des genres. Elle débute quand François sort les poubelles dans la cour. On joue avec tous les codes de la scène de genre dans un premier temps. Puis Naïma entre en scène avec sa pagaie et empêche la créature de baver sur ce pauvre François. Elle lâche sa pagaie, car elle ne veut pas être agressive et un dialogue s’entame. On passe d’une agression à une rencontre, et c’est là où l’on voulait arriver. On perçoit des restes d’humanité dans la voix de cet homme-morse, l’hostilité disparaît, et François, qui assiste à la scène, comprend qu’il y a d’autres manières que la sienne de gérer ces nouveaux vivants. Puis, la séquence se transforme en gag. François met un pied à terre pour la première fois dans sa quête et commence à comprendre que le monde ne peut pas se plier à sa volonté, et qu’il a peur, en réalité. Ce que fait sa collègue, il réalise qu’il en est incapable. Elle n’est pas dans le jugement, mais dans l’accueil de la différence.

Le Règne animal. Droits photographiques : copyright 2023 NORD-OUEST FILMS - STUDIOCANAL - FRANCE 2 CINÉMA - ARTÉMIS PRODUCTIONS.
Quel est votre rapport au monde animal ? Et quel regard portez-vous sur la part animale en l’Homme ?

Beaucoup de termes se chevauchent : bestialité, animalité, sauvagerie, instinct… Pour ma part, j’essaie de considérer qu’on est à la fois humain et animal. Il n’y a pas de part animale, nous le sommes à cent pour cent. La question est de savoir où est passée notre part instinctive. Qu’en reste-t-il en dehors de l’instinct de succion chez le nouveau-né ? Serons-nous à nouveau un jour ce que Deleuze appelle « l’être aux aguets » lorsqu’il parle de l’animal ? Pour ma part, je m’interdis d’avoir des rapports humains avec un animal, comme de parler à un chat, par exemple. On peut, en revanche, essayer d’avoir un rapport animal à un animal.

Et votre instinct à vous, où est-il passé ?

Je l’ignore. On est grégaire et solitaire à la fois. J’ai besoin de beaucoup de solitude, et c’est pourquoi j’écris. Mais je trouve que l’appel de la société est puissant et violent, et navigue donc de l’un à l’autre.

Comment avez-vous établi le bestiaire de votre film ?

On avait listé des centaines de types de créatures, puis lors de la préparation, il s’agissait de confronter ses idées au réel, à commencer par les acteurs. Par exemple, pour la femme-poulpe dans le supermarché, nous sommes tombés sur une danseuse contemporaine qui avait développé une chorégraphie dans laquelle les angles de son corps – ses épaules, ses coudes – n’apparaissaient plus ; tout était circulaire, fluide. Elle apparaissait presque invertébrée. Nous sommes donc partis de son travail et avons réfléchi à un costume, un maquillage, à des extensions en latex articulé pour réaliser les tentacules, à des câbles et à quelques effets numériques.

Vous avez un petit côté Méliès moderne !

On a même utilisé des pistons à poulets surgelés planqués dans les frigos et une équipe de joueurs de handball cachée pour obtenir des lancers précis d’objets !

Les animaux jalonnent tout le cinéma d’Alain Resnais. Est-ce une œuvre à laquelle vous êtes sensible ?

Je pense immédiatement à Mon oncle d’Amérique, dont la découverte fut un choc pour moi. Henri Laborit y parle d’ailleurs beaucoup d’instinct de fuite. J’avais trouvé ce film et sa grille d’analyse très puissants.

Question rituelle à BANDE À PART : quelle est votre définition de la grâce ? Et avez-vous vécu des instants de grâce sur ce film ?

C’est un sentiment d’immanence. Sur un tournage, lorsque les éléments s’alignent, cela provoque un sentiment de déjà-vu. Lorsque les acteurs jouent et qu’une alchimie opère, c’est comme si quelque chose était déjà inscrit et était réveillé, comme une mémoire du futur, qui engendre un sentiment de perfection absolue. Il y a eu beaucoup de moments de grâce sur ce film. On fait tout pour que ça arrive, on mise sur les bonnes personnes et on fait en sorte d’installer de bonnes conditions de travail.

Pensez-vous que la fiction peut modeler le réel ?

À terme, j’en suis sûr. Je pense que les films peuvent avoir une influence sur les mythes ; les mythes sont à la base de nos fantasmes, de notre morale et de la manière dont on agit. J’ai l’impression que la fiction peut forger les mythes de demain et que ces mythes peuvent être différents de ceux d’hier, notamment sur ce que doivent être nos héros, ce que doit être une performance ou une société harmonieuse. Pendant l’écriture du Règne animal, j’ai lu un texte d’Ursula K. Le Guin, La Théorie de la fiction panier. Elle y émet l’hypothèse que le premier objet inventé à l’origine de l’humanité était un panier pour pouvoir rapporter de quoi manger, et que la lance est arrivée après. Le soir venu, les hommes se réunissaient et se parlaient autour du feu. Jusqu’où jour où fut racontée ce qu’elle appelle « l’histoire qui tue », une histoire de chasse plus captivante que celle d’une cueillette. Alors a commencé la fin de l’histoire du panier et le début de celle de la lance, début du mythe fondateur qui a fabriqué le héros dominateur, destructeur, qui nous a menés jusqu’à la bombe atomique. L’autrice regrette qu’il n’y ait pas plus d’« histoires panier ». D’où mon désir d’en inventer une. Bien sûr, Le Règne animal croise plusieurs thématiques. Qu’Émile doive devenir un être magnifique n’est pas la seule corde du film, d’autres questions se posent sur l’évolution de cette société : comment Nina saisit et désire la différence, par exemple. J’ai opté pour une histoire qui rassemble plutôt qu’une histoire qui élimine et élit ses héros par la mort.