Levante

Lillah Halla ou l’insurrection joyeuse

Pour son premier film, qui sonne comme une bataille féroce et un éclat de rire collectif, la réalisatrice brésilienne, formée à l’École de Cuba, frappe fort, sur le terrain, hors champ, sans jamais perdre son souffle, ni son sourire. Levante est le fruit d’un acharnement inouï, merveilleux, où le combat politique, le cinéma pur, l’espace queer et la collaboration artistique peuvent ne faire qu’un, parce qu’entre de bonnes mains.

 

Levante, votre premier long-métrage, est l’aboutissement de presque sept ans de travail.

Je viens du théâtre. Entre 2004 et 2009, au Brésil et en Allemagne, j’ai travaillé, en tant que cinéaste, avec divers metteurs en scène. Je réalisais des vidéos qui faisaient partie de la mise en scène, où je dirigeais et créais du contenu vidéo, en interaction directe avec ce qui se passait sur scène. Ces années ont été une période formidable de ma vie, très inspirante. En 2009, j’ai décidé de postuler à L’École Internationale du Cinéma et de la Télévision, à San Antonio de los Baños, à Cuba. J’avais le sentiment, après avoir vécu de telles expériences dans le contexte théâtral et avoir autant appris auprès des metteurs en scène extraordinaires avec lesquels j’avais travaillé, que j’avais besoin de formaliser un peu plus mes connaissances. Lorsque j’ai postulé à l’école, je pensais déjà en savoir beaucoup, j’avais une expérience riche en termes de travail expérimental, collaboratif, de direction d’acteur, mais San Antonio de los Baños a totalement bouleversé mon processus de travail, de recherche. L’EICTV est comme une ferme, isolée, c’est une école légendaire. Tout à coup, tout dans votre vie tourne autour du cinéma, est cinéma, et ce à plein temps, pendant trois années intensives, et dans un contexte latino-américain de surcroit. Ces trois années sont tout entières dédiées à votre spécialité, que ce soit en réalisation, en écriture, etc. Trois ans qui semblent en valoir dix, d’autant que j’y suis restée une année de plus, mais trois ans, donc, à parler, vivre, manger et respirer cinéma, en cours, pendant les repas, entouré.e de personnes venues du monde entier, dont la France, toutes dédiées au cinéma mondial et au cinéma d’art et essai. C’est un lieu où il y a de la place pour le temps et le désir. L’école offre une curation incroyable. J’avais ce professeur qui projetait au moins un film chaque soir, donc nos journées étaient passées à étudier, jusqu’à 17 heures, et à 19 heures, nous reprenions avec au moins un film, dont nous parlions dans la foulée. Cette immersion absolue a impacté la façon dont je vois les films, dont j’envisage ceux que je réalise. Tout se fait de manière très collaborative. Cette école de cinéma est pleine d’artistes, tout le monde là-bas est un créateur, ne travaillant pas pour quelqu’un, mais ensemble. Plusieurs anciens de l’École font partie de Levante.

Quel a été votre processus d'écriture ?

Très collaboratif, aussi. María Elena Morán et moi avons coécrit Levante. Elle est originaire du Venezuela et vit au Brésil, nous nous sommes rencontrées à Cuba. Notre script vient de l’EICTV, c’est une bonne amie à moi. Et nous avions une consultante en scénario, Libia Pérez, avec qui j’ai coécrit mon court, Menarca. Il y a eu huit versions du scénario au cours de sept ans, dix peut-être, si l’on considère la version que nous avons effectivement tournée et la version de montage, qui est presque une nouvelle version du scénario en soi. Mais je ne savais pas, nous ne savions pas comment coécrire ou même écrire jusqu’à ce que nous commencions. Aujourd’hui, nous savons ce qui nous convient, nous avons réussi à créer notre propre méthodologie en écrivant Levante, en partie parce que nous sommes très proches et très différentes. Il y a aussi des anges qui ont surgi sur notre chemin, de temps en temps, comme des graines de fleurs, et provoqué des modifications. Ce film est clairement une réponse aux changements politiques du Brésil, donc le scénario a beaucoup changé au fil de l’écriture, tant au niveau esthétique que narratif. Tellement de temps s’est écoulé, tellement d’obstacles se sont présentés, que c’était frustrant, avec la peur de ne jamais pouvoir faire le film… Mais en même temps, une fois que nous avons eu le feu vert, nous étions déjà tellement « chargé.e.s », tellement plein.e.s du film que nous ne pouvions pas faire trop de compromis. Comme une opération à cœur ouvert, qui demande qu’on y plonge les mains.

Pourquoi cette histoire était-elle si importante pour vous, et pourquoi avait-elle besoin de ces personnages spécifiques, qu'ils soient queer ou non-queer ?

Je suis une cinéaste queer dans l’âme, dans le sens le plus profond de la queeritude. Il y avait cette idée d’une famille qu’on construit, et de « team stratégie » comme seule issue face à une vague fasciste, dans des moments isolants et effrayants. Lorsque je présente le film, j’aime aussi souligner la manière dont j’ai utilisé la joie comme un outil politique, car ces corps, dans ces matchs de volley-ball, ne sont pas en compétition les uns contre les autres, ils pensent de manière stratégique, ils existent et se soutiennent mutuellement. Je pense qu’il n’est pas non plus si courant de parler de grossesses non désirées dans les espaces queer. L’endroit où vous vivez peut entraîner des complications majeures et les conséquences sur la vie personnelle, en ce qui concerne les avortements clandestins, sont terribles sur le plan physique, psychologique et juridique… Au Brésil en ce moment, les avortements clandestins sont la quatrième cause de décès chez les personnes ayant un utérus.

Levante de Lillah Halla. Copyright Wlssa Esser / REZO.
Il y a une résonance avec ce qui se passe actuellement aux États-Unis…

Eh bien, je pense que la situation au Brésil a germé à partir d’une graine plantée par les États-Unis. Je ne veux pas m’égarer sur ce sujet, car je suis d’abord et avant tout cinéaste, mais la montée des églises néo-pentecôtistes au Brésil, la montée de cette vague fondamentaliste, est importante. Je dirais qu’au Brésil, pour revenir à votre question initiale, il y a de plus en plus de petits groupes, à l’intérieur des mouvements pro-avortement, qui parlent des grossesses trans non désirées, de ces complications spécifiques liées à la grossesse, et qui travaillent à modifier le langage utilisé par le mouvement féministe cisgenre, parce que ce mouvement s’approprie cette question comme lui appartenant exclusivement. Ce que je veux, moi, c’est faire des films avec les personnes que j’admire, et j’admire chaque personne qui a participé à Levante. Je suis vraiment profondément tombée amoureuse de chacune d’elles. D’une certaine manière, je suis un peu comme la coach de l’équipe dans le film : elle a créé ce monde malgré toute l’intolérance, le manque d’amour, l’isolement, la peur. Elle a réussi, malgré les conséquences potentielles, à créer ce microcosme en honorant ses convictions. D’une certaine manière, j’ai fait la même chose en réalisant ce film.

Quand nous avons commencé le casting, tout ce que je savais, c’est que je voulais que le film reste fidèle à lui-même. Je ne voulais pas qu’il s’égare dans une direction qui pourrait reproduire un contexte contraire à mes principes, ou à ce pour quoi le film se bat. Nous avons pris soin que toute personne avec laquelle nous travaillions, qui ferait partie du film, connaisse l’histoire et donne son plein consentement. Personne n’était mineur.e, tout le monde était très politiquement engagé, avec une idée très claire de ce qui était en jeu, mais sans savoir ce qui pourrait arriver. Il a fallu beaucoup de courage pour faire ce film, pour le maintenir sur la bonne voie, pour nous assurer qu’il participait à la construction d’un autre possible, d’un futur auquel nous aspirons. Le film dénonce l’infiltration de l’agenda de quelqu’un d’autre dans une vie, la violence de la foule, l’appropriation, la violence légitimée… Il était important pour moi que la force du film puisse exister dans l’énergie, dans la joie et dans la collectivité de ce groupe, même si nous parlions de l’un des moments les plus difficiles et dévastateurs de l’histoire récente du Brésil, entre les pandémies, Bolsonaro, l’absence totale d’espoir et de vision…

Comment avez-vous sélectionné votre équipe, et comment avez-vous travaillé à créer ce "corps" d'ami.es avec autant de crédibilité ?

Je me souviens m’être demandé s’il valait mieux trouver des talents avec des compétences confirmées en volleyball, que nous formerions au jeu d’acteur, ou si leurs compétences en jeu étaient plus importantes, ce qui impliquait leur apprendre à jouer au ballon. Nous avons commencé notre recherche avec ces deux critères, mais les personnes impliquées dans le volleyball sont… très impliquées. Le volleyball est leur cinéma : un entraînement et un travail à plein temps, avec la difficulté de trouver du temps.

Le casting a pris un temps fou, dont j’avais besoin pour comprendre qui était qui, qui jouerait qui, pour saisir l’alchimie qui se dégagerait. Lorsque la pandémie a frappé en 2020, nous avons dû interrompre le pré-casting. Certaines personnes ont dû partir, notamment les athlètes. Mais lorsque nous avons pu reprendre, nous ne sommes pas reparties de rien. Nous avions construit quelque chose pendant deux ans… Je n’ai pas casté pour des rôles spécifiques. J’ai choisi des personnes qui pouvaient nourrir, raconter l’histoire que nous leur présentions. Avant le tournage, nous avons eu une semaine pour les réunir, définir qui était qui, comprendre ce qui était acceptable ou non pour chacun.e, même les pronoms. Chaque soir, nous avions des improvisations et des répétitions, qui donnaient lieur à des changements dans les dialogues ici et là. Si quelque chose semblait gênant ou confus, nous formions un cercle pour discuter du problème. Nous avons passé cette semaine à partager nos expériences et les expériences de personnes proches de nous, récits d’avortement compris. À la fin de cette semaine, il fallait que je puisse dire à la production qui jouerait quel rôle. Quand nous avons commencé à tourner, le film était un mélange de la structure du scénario, restée intacte, et de l’âme des acteurs.trices qui s’y était insufflée. Chacun.e était totalement prêt.e, totalement dans son personnage, totalement connecté.e, dans une synchronisation parfaite, avec la capacité à s’adapter à n’importe quel changement de dernière minute.

Au final, ils, elles, iels viennent tou.te.s de différentes villes. Mais personne ne se connaissait. Aujourd’hui, il existe un lien d’amitié très fort entre tou.te.s. il y a même des histoires d’amour qui sont nées de leur temps passé ensemble ! Chaque fois que nous nous retrouvons, c’est la même énergie. Je me sens tellement chanceuse d’avoir trouvé ces personnes, aussi ouvertes à ce processus, car elles m’ont inspirée, tout le temps. Même pendant la post-production ! Après avoir terminé le montage du film, pendant la phase de montage audio, l’énergie peut être vraiment au plus bas. Il y a un épuisement, à ce stade, tellement peu de temps et tellement de pression, qu’on se dit qu’on ne parviendra jamais à finir le film. Et puis le cast est venu enregistrer des dialogues additionnels… J’étais folle de joie de leur présence, de leur énergie, ça m’a rechargée à bloc pour la dernière ligne droite !

Le son est presque un personnage à part entière, dans votre film. Le silence et le bruit sont aussi présents l’un que l’autre, comme pour refléter l'isolement et la connexion ressentis tout au long de la narration. Était-ce une intention dès le départ ?

J’ai découvert à quel point le son pouvait être puissant grâce à ce processus de collaboration que j’apprécie tant. Mon preneur de son, Ruben Valdés, a lui aussi étudié à Cuba. Il est cubain, mais a vécu au Brésil pendant longtemps. Nous travaillons ensemble depuis toujours, il était déjà sur Menarca. Notre superviseur audio en post-production, Waldir Xavier, n’est pas blanc non plus, et il est brésilien. Il vit à Paris, ce qui était parfait. Levante est une co-production française, et il était impératif que nous travaillions avec quelqu’un en France, mais qui comprenne profondément la langue, qui puisse en saisir la subtilité, l’humour, les idiomes… Waldir est d’un professionnalisme incroyable, il sait créer une ambiance. La plupart des rôles techniques clés dans mon équipe sont occupés par des femmes non-blanches et non-cis, mais je suis très heureuse d’avoir eu ces deux figures masculines sur le plateau et pendant le montage. De manière générale, je ne suis pas très axée sur les dialogues. J’aime voir comment le corps parle, comment les choses peuvent être racontées autrement, ce qui crée beaucoup d’espace. Le son hors champ joue un énorme rôle dans mon travail. Levante est mon premier long-métrage, il était donc essentiel d’apprendre aux côtés de gens aussi doués. Il y a une scène de pluie, par exemple, pour laquelle nous avons travaillé la façon dont l’eau tombait, pour donner l’impression que l’eau fouette l’air. La pluie, à ce moment-là, suffit à transmettre les émotions, la tristesse et la rage. Sur le lieu de tournage, le directeur artistique avait créé un chantier à l’arrière, intuitivement, malgré le peu de temps que nous avions. Pendant le montage sonore, nous avons réalisé tout le sens qu’il pouvait donner à l’histoire. Avoir ce chantier là, tout le temps, donner à le voir et à l’entendre à mesure que les travaux de construction devenaient de plus en plus intensifs, utiliser ces travaux de construction comme bande sonore, quel cadeau ! Nous avons utilisé les réfrigérateurs de la maison, les ventilateurs, les lampes, pour vraiment peindre des couches de son, et nous avons ajouté la respiration de Sofia lors des doublages, pour construire quelque chose de beau, mais que personne ne perçoit rationnellement.

La bande sonore est phénoménale ! Du hip-hop punk féministe, rempli d'énergie. Pouvez-vous partager le processus derrière la musique et la signification des paroles pour ceux d'entre nous qui ne parlent pas la langue ?

Encore un long processus ! Je savais ce que je voulais, et avec quelle compositrice je voulais travailler. Je savais qu’il y aurait beaucoup de recherche à faire. Lorsque le cast est arrivé, je leur ai demandé une playlist de ce qu’ils/elles/iels écoutaient – une autre manière de faire connaissance avec eux, avec leurs centres d’intérêts. Je voulais voir ce qui pouvait être fait pendant le tournage même, et ce qu’on aurait à régler plus tard, au moment de la bande son. Nous avons invité Badsista, cofondatrice du collectif féministe Bandida, sur le plateau pendant le tournage et nous leur avons demandé de créer une courte chanson qui pourrait être utilisée dans le film, une chanson diégétique, qui apparaît de temps en temps. Lorsque nous avons commencé le montage (avec Eva Randolph), j’ai travaillé avec la compositrice Maria Beraldo, qui est à l’origine de toute la bande son. Elle est elle-même musicienne, donc sa contribution était plurielle. Les étapes de ce travail ont été magnifiques à vivre, le processus mériterait une masterclass : chaque chanson a été essayée dans différents styles, de manière très expérimentale. Nous sommes parties de la chanson de Badsista, que nous savions serait le morceau de générique de début, et nous avons laissé cette inspiration nous guider ailleurs. Je voulais aussi qu’on entende les voix du cast. Nous avons travaillé avec différents groupes de musiciennes, dont la notoriété est sans doute moindre en dehors de cette scène musicale très spécifique, et nous avons sélectionné des chansons existantes. En parallèle, d’autres ambiances et rythmes ont été composés, reliés à des moments spécifiques du film. Et puis nous avons travaillé avec des groupes de rap moins connus et des groupes féministes queer, pour avoir des textes politiques. Le titre du générique de fin parle du désir et du système dirigé par les hommes blancs et cisgenres. C’est une chanson très sexuelle. Nous voulions finir avec ça. Le travail de Maria a été remarquable, de sa recherche approfondie et curatoriale pour les licences, à sa composition… Ce que nous avons obtenu, à la fin, ressemble à un album incroyable. Nous avons reçu des demandes de personnes du monde entier qui veulent savoir où le trouver, mais l’album n’existe pas ! J’ai l’impression que le résultat valait toute la passion et le temps que nous y avons investis : la musique, le film, chaque étape sur cette route.

 

Propos recueillis et traduits de l’anglais par Mary Noelle Dana