Entretien avec Brigitte Sy

à propos de son film "Le Bonheur est pour demain"

Il y a des rencontres qui restent uniques, c’est le cas avec Brigitte Sy, chaleureuse et solaire, totalement présente au monde et à autrui, dans une solidarité généreuse.

Rares sont les cinéastes qui ont un lien de création avec la prison (exception faite de Bénédicte Liénard ou Eliane de Latour), plus rare encore une femme et actrice qui, pour son troisième long-métrage, Le Bonheur Est Pour Demain, continue d’explorer ce lieu hautement cinématographique. Non comme un espace fantasmé identitaire, versant viriliste, mais plutôt comme le lieu d’une humanité ordinaire, à la fois belle et pathétique, où l’ennui et la joie peuvent advenir. Le film est à l’image de Brigitte Sy, généreux et lucide, d’un romanesque fou et réjouissant, débordant de vitalité, malgré ce qui s’insinue avec obstination : la perte et l’ombre de la mort. Avec ce film mené tambour battant, elle semble dire adieu, les bras grands ouverts, à ses amours, à son passé. Pour mieux continuer à vivre, sans doute.

L’univers carcéral est un motif récurrent dans votre cinéma.

Je suis venue au cinéma par la prison. J’étais actrice auparavant, mais ce que je voulais vraiment faire, c’était de la mise en scène au théâtre. J’ai commencé à intervenir dans les prisons en 1990. C’est devenu possible d’animer des ateliers de théâtre en milieu carcéral grâce à la loi promue par Jack Lang en 1983. Peu de monde le faisait à l’époque ; il y avait Armand Gatti, mais lorsqu’une copine m’en a parlé, j’ai immédiatement senti que c’était pour moi. Je ne peux pas l’expliquer. J’ai proposé deux projets en même temps, pour la prison de Fleury-Mérogis et celle de Bois-d’Arcy ; les deux ont été acceptés. Je suis arrivée avec des pièces classiques, Les Mains sales de Jean-Paul Sartre et Le Balcon de Jean Genêt. Cette première rencontre avec la prison reste fondamentale, car chacun tombe les masques. Une fois à l’intérieur, on ne peut pas jouer quoi que ce soit, il faut être soi-même. Je ne veux pas dire que les détenus n’étaient pas dans un jeu de représentation les uns par rapport aux autres, mais le théâtre est une manière d’investir des habits pour en quitter d’autres.

La relation établie dans le travail, dans cet espace, avec cette urgence, correspondait exactement à ce que je cherchais. Pendant plusieurs années, surtout en été, j’animais plusieurs ateliers durant quelques mois. Jusqu’à ce que j’arrive à la prison de la Santé à Paris, où je découvre qu’une régie entière était installée. C’était le matériel d’Alain Moreau, qui avait initié les premiers ateliers vidéo en milieu carcéral. J’ai eu l’idée de construire un spectacle en duplex télévisuel : une première. Il était basé sur un travail d’écriture avec les détenus, à partir du livre Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. C’est là, durant ce spectacle qui s’appelait Anaïs lève l’ancre, que j’ai appris à filmer. Après cette expérience formidable, je voulais continuer à faire un travail avec la caméra. Filmer les corps, entendre les voix qui n’avaient plus droit à la parole. J’explique dans mon court-métrage Les Mains libres (2010) comment je n’ai pas pu réaliser un film à l’intérieur de la prison, qui avait refusé le projet. Ce fut assez violent : c’étaient six mois de travail, toute l’équipe était prête à tourner, on commençait à répéter. Mais, quoi qu’il arrive, il fallait que je le fasse, j’ai donc filmé de dehors.

Aujourd’hui, je dois le dire, si j’avais pu réaliser mon tout premier film de l’intérieur de la prison, je n’aurais probablement pas pu continuer à faire du cinéma. J’aimais le cinéma en général, mais ce qui me passionnait, c’était de faire ce film dedans, avec les détenus. C’est cette parole-là qui m’intéresse le plus. L’enfermement, la situation de ces gens, même leur milieu, tout me porte vers eux. À l’intérieur d’une prison, jamais je ne me suis sentie mal, je ne dirais pas que je me sentais bien non plus. Mais j’étais à ma place. Tous mes films sont autobiographiques ; l’histoire d’Albertine Sarrazin (auteur de L’Astragale, que Brigitte Sy a réalisé en 2018, NDLR), c’est la mienne. Comme celle de ce dernier film, d’ailleurs. Je ne cherche pas à faire du cinéma-vérité, j’essaie de transcender, de transformer en fiction des récits personnels, ancrés dans le réel.

La filiation, comme la transmission, sont constitutives de votre cinéma.

Je ne peux pas ne pas être dans mon film. Cela vient de mon histoire avec Philippe Garrel. Avant ma rencontre avec lui, je ne fréquentais pas le milieu du cinéma ; en revanche, j’allais beaucoup au cinéma. Lors de sa sortie en salle, j’ai été voir trois fois La Maman et la Putain de Jean Eustache, avec l’impression que le film me tombait dessus. Je ne m’imaginais pas ce que c’est que de faire un film. Je n’essayais même pas de comprendre. Travailler à partir d’une pièce de théâtre me paraissait plus facile que le cinéma. En rencontrant Philippe, d’un seul coup, j’ai eu un accès privilégié à la fabrication d’un film. Philippe prend directement dans sa vie intime. Il a filmé ses femmes, son père puis ses enfants, un nombre incalculable de fois. Ce que vous dites le matin, vous le retrouvez dans le scénario le lendemain. Je ne pensais même pas qu’on pouvait faire autrement, c’est une sorte d’imprégnation. Lorsque j’ai écrit Les Mains libres avec les détenus dans la prison, je m’étais déjà incluse dans le scénario. C’était normal pour moi. Après, j’ai grandi, dans le sens où j’ai vu que tout le monde ne fait pas ça. Je dois ajouter que je n’ai aucune imagination, je n’imagine qu’à partir du réel. Je n’invente pas d’histoire.

Brigitte Sy - Photo : Laurent Koffel
Quel fut le déclic pour Le bonheur est pour demain ?

Cette histoire a été écrite pour des personnages plus jeunes, d’une vingtaine d’années, il y a plus de neuf ans. Paulo Branco, qui avait produit L’Astragale, a rencontré trop de difficultés pour le financer. J’ai préféré reprendre le projet pour ne pas perdre la dernière possibilité pour un dépôt à l’avance sur recettes. J’ai réécrit avec l’idée de vieillir mes personnages. Je ne voulais pas que le personnage féminin soit caricatural, Sophie devait être crédible tout en apportant quelque chose d’unique. Par conséquent, Lætitia Casta m’est apparue comme une évidence. D’autant plus que travailler avec des gens que je connais me rassure beaucoup, elle est ma belle-fille et la mère de mon petit-fils. Damien Bonnard avait déjà joué dans L’Astragale. Il n’y avait que Béatrice Dalle que je ne connaissais pas. À l’époque de la production du film Les Mains Libres, alors que je cherchais une actrice, avant de choisir Ronit Elkabetz, Philippe m’avait recommandé de contacter Béatrice. Mais je ne me voyais pas lui demander de jouer son propre rôle, à savoir se marier avec un prisonnier. Curieusement, bien avant d’avoir choisi Laetitia pour le rôle de l’amoureuse Sophie, j’avais déjà pensé à Béatrice, mais sans aller plus loin, car je ne la connaissais pas. En reparlant avec la productrice Alexandra Fechner, c’est devenu une évidence que ce soit vraiment elle qui tienne le rôle de Lucie, la mère malade. Ce fut un miracle avec elle, que ce soit dans la relation avec Laetitia ou au travail.

Votre film est remarquable sur les thématiques du soin à autrui, et notamment sur la maternité.

Dès le départ, lors de l’écriture du scénario, ce rapport entre Sophie et Lucie était ce qui me passionnait le plus, au point que l’histoire d’amour s’effaçait un peu. J’ai dû recentrer sur l’histoire d’amour, afin de rééquilibrer le récit.
Toutes ces histoires de mères se ressemblent. Une femme, qui doit lutter contre un mec infernal et sauver sa propre peau, rencontre une autre femme malade, qui lutte pour sa survie avec ce fils qui l’aime – et qu’elle aime – d’un amour éperdu. Tous ces liens, amoureux, maternels, d’amitié, sont pour moi l’essentiel de l’existence. On ne peut pas, et a fortiori lorsqu’on est incarcéré, continuer à vivre sans amour. Une personne en prison qui n’a plus personne à aimer meurt.
L’amour est ce qui nous fait avancer, sinon on n’y arrive plus. Je l’avais dit pour L’Astragale, je le redis pour ce film, l’amour est d’une banalité absolue, toute la littérature mondiale, comme le cinéma, ne parle que de ça. Je me suis toujours dit que pour un film, il faut raconter son rapport à l’amour et sa nécessité, en partant du postulat que tout le monde connaît cette histoire par cœur.

Entretien réalisé par Nadia Meflah
Photos : Laurent Koffel