Pour ton mariage d'Oury Milshtein

Réparer les vivants

Rencontre avec un jeune réalisateur de 66 ans, Oury Milshtein, à la barre de son premier film après quarante ans d’une carrière d’assistant réalisateur et de producteur aux côtés d’Agnès Varda ou Alex Lutz, qui semble aussi étonné que ravi d’être passé de l’autre côté de la barrière, pour un film hilarant et bouleversant, où les vivants dialoguent avec les disparus autour de tables copieusement garnies, entre coups de gueule et étreintes réparatrices.

 

D’où vient un premier film aussi intime ? De quel parcours, et de quel besoin ?

Au départ, il n’y avait pas l’idée de faire un film. Le hasard des choses fait que j’avais tourné un film au moment de mon mariage, il y a trente ans. À l’époque, je travaillais déjà depuis une quinzaine d’années dans le cinéma, et c’était mon apport, m’occuper du film plutôt que d’engager un professionnel. Je l’ai réalisé assez sérieusement, avec quatre ou cinq caméras en permanence. Je l’ai ensuite monté pendant deux ou trois mois, j’en ai distribué une centaine de cassettes aux amis d’Enrico, et ça s’est arrêté là. Et puis je l’ai revu, il y a trois ou quatre ans, parce qu’un ami était curieux d’apprendre que j’avais été marié avec la fille d’Enrico Macias. Je le lui ai donc montré, et en le revoyant, j’ai trouvé ça pas mal. C’est un mariage qui a pris une dimension invraisemblable. C’était assez drôle, assez émouvant par moments, et je me suis posé la question de savoir ce que j’avais vraiment fait à cet endroit-là, pourquoi j’avais été là, au-delà de la question amoureuse. J’ai eu envie de mieux comprendre, en tout cas de me réapproprier les images. J’ai donc commencé à interviewer les amis qui étaient là à l’époque, retrouver des images d’archives, et ça s’est construit petit à petit. Quand j’ai commencé à filmer mes enfants dans nos dîners, puis ma mère dans son EPHAD, puis ma tante en Israël, et même quand j’ai demandé à une cheffe-opératrice de venir m’accompagner au cimetière pour faire des plans, ça n’était toujours pas un film. Je n’étais toujours pas dans cette démarche. À un moment, j’ai montré un premier montage d’une heure, et c’est alors que les retours que j’ai eus m’ont parlé de « film ». Mais ne me sentant pas légitime, il a fallu que je reçoive l’avance sur recettes après réalisation du CNC pour que je me dise : « Ah oui, tiens, c’est vraiment un film… » Parallèlement, ma tante, qui vit en Israël, a retrouvé des images d’un film que j’avais tenté de réaliser lorsque j’étais en école de cinéma à Tel-Aviv, que je n’avais jamais terminé et totalement oublié. J’ai été surpris de constater combien les thématiques qui se dégageaient de ces premières images m’étaient chères et me posaient toujours question : la légitimité, la place de l’artiste, mon père en l’occurrence… Puis, lui et ma mère sont morts, et ça m’a laissé une place pour voir les choses plus sereinement, pour doser les choses. Je fais un premier film à 66 ans. En parler me met à une place particulière. Ce n’est pas ma vie. Ma vie, je l’ai vécue. Maintenant, c’est du bonus.

Tout en étant l’instigateur et le héros de ce projet, vous n’êtes jamais tout à fait au centre de l’image et des séquences. Vous ne présidez aucun des trois dîners qui structurent le film notamment, ce sont vos deux ex-femmes qui occupent cette position. Est-ce vous qui leur avez attribué cette place, ou cela s’est-il fait naturellement ?

Ça s’est fait tout à fait naturellement. J’aime bien observer, écouter, avoir une place en recul. C’est quelque chose d’essentiel que j’ai appris en tant qu’assistant : d’abord entendre ce que les gens disent et ce qu’ils veulent. Je n’aime pas forcément marquer mon point de vue. Je le garde jusqu’au moment où l’on en discute. Durant ma carrière de directeur de production, j’ai souvent eu la possibilité de mettre en place des dispositifs, de voir comment tel chef-opérateur, ou tel décorateur allait fonctionner avec le metteur en scène par exemple, et les observer de loin.

Vous dites dans le film à quel point vous avez un problème avec le fait d’achever ce que vous entreprenez. Qu’est-ce qui fait que vous y êtes parvenu cette fois-ci ?

Parce que ça n’était pas un devoir à faire, comme à l’école. C’était ouvert, je n’avais rien demandé à personne. J’ai travaillé avec deux monteurs, ce qui permettait aussi de faire du billard à trois bandes, d’essayer des choses tout en ayant des garde-fous. Cela m’a permis de définir un cadre et d’y rester. Parce que le film a malgré tout une structure très précise. Il n’en a pas l’air, c’est très éclaté, mais si on prend le temps de le regarder sérieusement, on voit bien qu’il est beaucoup plus travaillé que ce qu’il paraît.

Votre film commence par un mouvement d’exclusion, d’arrachement à la force de gravité de la figure écrasante d’Enrico Macias, avant que ne s’amorce un mouvement de réunion, de concentration de la famille autour du trou noir de l’absence de votre fille disparue. Comme un mouvement de respiration naturelle. Est-ce que cette dialectique était prévue dès le début, ou s’est-elle révélée au fur et à mesure du projet ?

L’arrachement à Enrico prend quinze minutes ! J’ai toujours eu du mal avec ça, mais je me suis rendu compte que ça ne marchait pas à moins. Il fallait vraiment prendre ce temps, même si ça me faisait violence. À un moment, j’en voulais même plus ! C’est toute l’ambiguïté du rapport à Enrico : après ces quinze minutes, on se débarrasse de lui, mais on a quand même envie de l’aimer. C’est un vrai grand-père pour mes fils, il a une vraie générosité, et aussi un côté comique, rassurant. Il y a du vrai autour de lui.

Pour ton mariage d'Oury Milshhtein. Copyright Iliade et Films / Eagles Team Entertainment
C’est intéressant que vous exprimiez aussi clairement votre attachement à lui, car il y a tout de même une scène assez dure, presque cruelle, de « vengeance » de ses petits-fils. Les avez-vous envoyés plus ou moins consciemment à votre place régler son compte à Enrico Macias ?

Non. D’autant que celui de mes fils qui dit, lors du troisième dîner, qu’il lui rend la monnaie de sa pièce, c’est celui qui en est le plus proche, qui fait de la scène, qui joue souvent avec son grand-père pendant ses concerts. Mais je trouve cette scène belle, parce qu’elle raconte le temps qui passe, et le passage de relais d’une génération. Ça peut ressembler à un acte de vengeance, mais ça ne l’est pas exactement. Je suis heureux de cette relation et que mes fils prennent leur place. Comme ils ont tous les deux choisi la musique, cela raconte aussi le lien qu’ils ont avec leur grand-père.

C’est un film très intellectuel, porté par la parole, mais aussi très charnel, grâce à ces trois séquences de repas, où ça boit, ça mange, ça mastique, ça fume, ça s’engueule… Quel est votre rapport à ces séquences ? Quel rôle accordez-vous à ce rituel ? Est-ce lié à la judéité ?

Non, c’est lié à la famille, à l’idée de la recomposer, de la restructurer, de l’agréger. Puisque je ne suis pas croyant ni religieux, la question de l’identité juive est complexe. D’une certaine manière, j’arrive à la retrouver par la nourriture, même si ça n’est pas une nourriture particulièrement juive. Ce n’est pas du gefilte fish, du côté ashkénaze, ou de la dafina, du côté séfarade de Jocyane, ma première femme. Donc c’est un peu bidon, un peu fabriqué, mais ça m’aide à composer quelque chose avec mes enfants, mes ex-femmes, mes amis… Par ailleurs, les repas, ce sont vraiment des événements, avec des codes, un début, un milieu et une fin. C’est assez confortable de structurer un temps, celui du film, par ces repas. Dans l’absolu, j’aurais pu les mélanger, mais je ne l’ai pas fait, j’ai respecté l’intégralité de chaque dîner. C’est une colonne vertébrale qui me convient.

De plus en plus de documentaires travaillent ce rapport au temps très long : vous reprenez ce film de mariage vieux de trente ans, vos images d’étudiant de cinéma vieilles de quarante ans, et des images de famille plus anciennes encore. Y a-t-il quelque chose de rassurant à s’y replonger, ou est-ce que cela génère au contraire une forme de violence, de trouble ?

Les images de mon mariage, c’était le prétexte parfait pour commencer quelque chose qui allait rassembler les gens autour de moi. En ce qui concerne plus précisément les images de Léah, et celles qu’elle a tournées durant sa maladie, j’ai évidemment demandé l’autorisation à tout le monde pour les utiliser. C’est sa mère, Bénédicte, qui l’a induit dès le premier dîner, en disant : « Ce film va devenir un film sur Léah ». À partir du moment où Bénédicte a dit ça, je me suis mis à chercher dans ses images. Pourtant, je ne voulais pas parler de Léah ; je ne voulais pas parler de Kate (Barry, sa troisième compagne, ndlr) ; et je ne voulais pas de voix off : trois principes auxquels je voulais me tenir, et finalement j’ai fait les trois ! Le fait de parler de Léah comme d’une protagoniste normale m’a fait du bien, ça a apaisé quelque chose. Depuis des années, quand je rencontre des gens qui me demandent combien d’enfants j’ai, je réponds « J’ai cinq enfants », en ajoutant « Le plus grand a 30 ans, la plus petite a 20 ans », sans rentrer dans le détail. Et là, soudain, je suis entré dans le détail. C’est dur pour la famille, mais ça a le mérite de la poser à une place précise, qui existe, qui va rester. Et ça aide, ça facilite la vie au long terme. Ce film auquel je ne m’attendais pas, d’une certaine manière, a sauvé quelque chose dans notre famille. Mais c’est compliqué pour moi de dire ça à mes enfants, à mes ex-femmes, parce que ça peut être vu comme arrogant… Ce n’est pas rien, ce que m’a donné ma famille de ce point de vue.

La façon dont vous intégrez Léah à l’histoire, dont elle s’infiltre comme en poussant elle-même la porte pour revenir parmi vous, est très belle, et fait penser au cinéma de Chris Marker. On s’attend presque à entendre la voix off de La Jetée : « Ceci est l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance ». Cela ramène aussi au pouvoir presque chamanique du cinéma, et du documentaire en particulier, de faire réapparaître l’invisible.

De filmer l’infilmable en fait, comme en parle Arnaud Desplechin notamment.

C’est évidemment aussi un film sur la judéité, ce que c’est que d’être juif, ou non, avec votre ex-femme Bénédicte qui affirme se sentir exclue de cette part de votre famille. Votre film a été réalisé il y a déjà un certain temps, et sort aujourd’hui dans un contexte où la question de ce que c’est qu’être juif a une résonance encore plus particulière…

La question de ce que c’est qu’être juif, de savoir qui est juif, s’est toujours posée, mais à laquelle je n’ai pas de réponse. J’ai le sentiment que c’est être dedans et dehors. C’est vouloir s’émanciper de ça, et vouloir garder cette unicité-là. C’est assez curieux. À partir du moment où je ne crois pas en Dieu, que je ne crois pas aux traditions, de quoi parle-t-on ? Quand il y a une manifestation, et qu’on m’appelle pour y participer, je deviens un juif de France. C’est compliqué comme place, il y a une forme d’injonction. C’est le regard des autres, qu’il soit bienveillant ou pas, qui me dit que je suis juif. Mais ça restera toute ma vie une question. Mes filles, par exemple, d’après les lois juives, ne le sont pas. Mais j’ai toujours pensé que quelqu’un qui aime Woody Allen est juif, quelque part.

Une dernière question, peut-être la plus importante : comment a réagi Enrico Macias ?

J’étais évidemment très angoissé, mais c’est formidable parce qu’il y a eu une projection à L’Arlequin, avec une salle pleine, au moment de la Coupe du Monde de rugby. Il y a eu beaucoup d’embouteillages, et Enrico est arrivé avec une demi-heure de retard. J’ai donc temporisé en expliquant pourquoi il nous fallait l’attendre, car c’était véritablement une projection pour lui. Il a fini par arriver, tout le monde l’a applaudi. Je me suis alors dit que ça allait être difficile pour lui de me rentrer dedans s’il n’aimait pas le film ! Et finalement, ça s’est très bien passé, il a beaucoup aimé le film. Avec le recul, il est tout à fait lucide sur les choses qui se sont passées, de la place qu’il a eue dans cet événement et à quel point ça pouvait être difficile d’exister dans son système. C’est aussi en ça qu’il est généreux : il aurait pu ne pas l’admettre, mais il l’accepte, il le voit.

 

Propos recueillis par Emmanuel Raspiengeas