Le Ciel rouge de Christian Petzold

Jouer avec le feu

Quatre personnages réunis dans une maison d’été entourée d’une grande forêt impénétrable. S’agit-il d’un film d’horreur ? D’une comédie ? D’une romance ? Ni l’un ni l’autre : Le Ciel rouge de Christian Petzold est un film d’auteur inclassable, qui joue avec le feu. Et c’est très réussi.

La sortie sur les écrans d’un nouveau film de Christian Petzold est toujours une bonne nouvelle. Multiprimé en son pays, distingué notamment à la Berlinale, où il remporté plusieurs Ours d’argent (pour Yella en 2007, Barbara en 2012, Ondine en 2020 et Le Ciel rouge encore cette année), le cinéaste est considéré comme le chef de file de « la nouvelle vague » du cinéma allemand depuis Contrôle d’identité (2000). Il en est resté, à tout le moins, un survivant prolifique, chantre d’un cinéma singulier et inspiré. Le Ciel rouge confirme le plaisir qu’il y a à le suivre ainsi de film en film.

Imaginé pendant la pandémie de Covid 19 (Christian Petzold est crédité seul au scénario), ce nouvel opus tourne autour de la thématique du feu. Il est, après Ondine consacré à l’eau, la marche supplémentaire d’une plausible tétralogie des éléments reliée à une quête de représentation du mythe allemand, mission qui paraît captiver l’auteur. Ici, les incendies sous un soleil de plomb, prêtent à un nouveau constat de la catastrophe climatique en marche, mais entraîne aussi l’évocation des brûlures intérieures d’un artiste, le feu de sa passion, plus indirectement, celui de la maladie prête à dévorer. Extrêmement libre dans sa forme, le film navigue entre la comédie et le thriller. Dès son ouverture au cœur d’une forêt majestueuse, effrayante et sauvage (der mythische deutsche Wald !), qui enserre la maison d’été que deux amis, Félix et Léon, cherchent à rejoindre, le film se focalise sur ce dernier. Léon (Thomas Schubert), avec sa bonhomie de citadin apeuré, est aussi perdu dans cette végétation qu’il paraît l’être en lui-même. Arrivé finalement à bon port, Léon refuse de se détendre dans leur refuge, tandis que Felix (Langston Uibel), entreprenant et décidé, l’abandonne pour se rendre à la plage. Le film bifurque, évoque soudainement l’esprit d’Éric Rohmer, dont le cinéaste allemand déclare avoir revu l’ensemble des films durant le confinement. Effectivement, sa petite maison de vacances au bord de la mer Baltique n’est pas sans rappeler les décors de Bretagne, la plage de Dinard, du Conte d’été. De même, le récit empli de dialogues se concentre sur l’errance affective et les incertitudes du personnage principal ressemblant à une sorte de cousin teuton de celui incarné par Melvil Poupaud à l’époque : Léon paraît ainsi d’une maturité incertaine, s’astreignant à l’écriture besogneuse de son deuxième roman selon des schémas enfantins et préconçus. Enivré de la posture de l’écrivain qu’il aspire à devenir et dans laquelle il se drape, il procrastine en cachette, furetant tel un môme curieux dans la maison, insatisfait de lui, l’âme rongée d’ennui. Dans son corps trop grand, il est un adolescent boudeur, complexé, que tout gêne, les moustiques autant que la promiscuité de ses compagnons. Il y a surtout Nadja (excellente Paula Beer), dont la décontraction, les flirts assumés et la célérité d’esprit le mettent mal à l’aise.

Christian Petzold filme avec beaucoup de délicatesse et d’humour l’entrée de Léon dans l’âge adulte. Ce balourd, empli d’espoir de reconnaissance artistique, est tenaillé entre l’insouciance et le feu sournois du regard et des jugements de ses congénères. Les appréciations de Nadja sur son livre et celles de son éditeur s’invitant subrepticement à sa table, sont les clés d’un apprentissage essentiel : si l’enfer, c’est bien les autres, ce sont également eux qui vous font grandir. Au loin, les incendies dont nous entendons la clameur et distinguons, fugacement, la rougeur si esthétique, menacent la forêt. Ils constituent la métaphore de l’étau psychologique se resserrant autour de Léon. Et comme toujours, le cinéaste allemand, en érudit amateur de Godard, sème çà et là des références : le beau poème Asra de Heinrich Heine, une photographie de victimes enlacées et calcinées par la lave du Vésuve à Pompéi, la musique somptueuse de Ryuichi Sakamoto avec son titre Andata (Disparu) contribuent à formuler l’histoire sensible d’un éveil à la conscience, à la lucidité de ses failles et sa fragilité, de son inanité aussi, charriant son lot de tragédies. Le Ciel rouge de Christian Petzold est en ce sens proprement incandescent.

Olivier Bombarda