L’Été dernier de Catherine Breillat

Polycritiques

Présenté en compétition au dernier Festival de Cannes, L’Été dernier de Catherine Breillat divise notre bande. Poly critiques.

Plus dure sera la chute

L’Été dernier est un remake du film danois Queen of hearts, projet apporté par le producteur Saïd Ben Saïd à Catherine Breillat, lui donnant l’occasion de réaliser l’un de ses plus grands films, elle qui était absente des écrans depuis Abus de faiblesse en 2013.
Il s’agit de l’histoire d’Anne (Léa Drucker, ultra-féminine et intense), avocate confirmée, dont l’équilibre familial et la carrière sont mis en danger par sa liaison secrète avec Théo (Samuel Kircher, splendide de spontanéité). Celui-ci, âgé de 17 ans, est le fils de son mari (Olivier Rabourdin, imposant et subtil). À l’inverse de Terence Stamp dans Théorème de Pasolini ou de Tadzio dans Mort à Venise de Visconti, et même s’il en a la beauté fraîche et saisissante, Théo n’est ni un messie ni un ange de la mort. C’est un adolescent rebelle, replié sur lui-même à l’aube de l’âge adulte. Sa grâce naturelle se conjugue à une attitude de défi face à son père jusqu’alors absent, qui tente de renouer avec lui en l’accueillant sous son toit. Or Théo ne lui accorde ni aide ni pardon, le jugeant sans grand intérêt, comme sa belle-mère embourgeoisée, accaparée par les deux petites filles d’origine asiatique que le couple a adoptées.
D’emblée, l’univers décrit par Catherine Breillat force l’admiration tant sa composition est juste et fluide. Une forme d’évidence naît de chaque scène par la simplicité et (l’apparente) liberté de ses acteurs. Les enfants en sont l’indicateur le plus saillant, auquel s’ajoute Théo naviguant lui-même entre deux âges. Breillat le suit avec une extrême délicatesse, tel un funambule sur une corde fragile. Elle fusionne en ce sens avec le regard qu’Anne porte sur cet adolescent distant, s’approchant de lui par petites touches, puis lui tendant franchement la main, une main que le jeune homme ne lâchera plus. Par l’un des plus beaux plans de baiser de l’histoire du cinéma, quasi irréel, inattendu, éminemment charnel et fascinant, Breillat filme l’union d’Anne et Théo, leur amour naissant et leur sexualité. La cinéaste y met toutes ses forces, son cœur de jeune fille romantique et la brillance de son intellect convaincu d’une sublimation de la représentation par l’art. Dès lors, la virtuosité de ses cadres focalisés principalement sur les visages de ses comédiens est empruntée à la peinture du Caravage, et s’inspire notamment de son chef- d’œuvre Marie-Madeleine en extase, à la fois brutal, violent, quasi morbide, contournant à l’époque les lois des censeurs sans jamais tomber dans la pornographie, pour évoquer le plaisir d’Anne. De cette rencontre découle un désir obsédant qu’Anne et Théo tentent de surmonter, la différence d’âge et l’expérience ne les mettant pas sur un pied d’égalité. S’ensuit le portrait brûlant d’une femme cherchant à éteindre l’incendie qu’elle a déclenché, cette passion qui les consume, elle et Théo.
L’Été dernier, titre par essence au passé, met en exergue que le temps passant, l’adolescent obtient sa majorité. Conscient que sa parole d’adulte compte désormais et qu’il est rejeté par Anne, Théo en use par dépit et vengeance, pour tenter de faire perdurer ce couple voué à l’échec. Dans cette partie du film, Breillat n’esquive aucune étape prosaïque, inversant les rôles dans un bras de fer proche de la perversion. C’est ainsi par le tracé de cette courbe somptueuse d’un amour croissant, allant du naturalisme au fantasme revisité par l’art, puis cette retombée du rêve se heurtant à la réalité que la cinéaste parachève les intentions d’un film inoubliable, poignant et magnifique.

Olivier Bombarda

L’Été dernier de Catherine Breillat - Pyramides Distribution

Après s’être passionnée pour le sexe et l’adolescence, 36 Fillette (1988) ou À ma sœur ! (2001), ou plus récemment dans son dernier film Aveu de faiblesse (2013), Catherine Breillat, 74 ans, ausculte cette fois le désir. Et fouille l’intime de ce couple impossible, qui symbolise à la fois l’adultère et l’inceste, puisque Anne (Léa Drucker) vibre pour son beau-fils Théo (magnifique Samuel Kircher).
Or, L’Été dernier, remake du film danois Dronningen (2019), réalisé par May el-Toukhy, ne repose que sur cette alchimie qui les submerge. Au point de leur faire oublier les liens qui les lient et le tabou que représente cet accouplement.
Sauf que rien ne fonctionne dans cette première partie, pourtant la lune de miel des deux amants. Ni la scène où il la tatoue, censée dévoiler les prémices de la sensualité. Ni le premier baiser, qui manque de spontanéité. Ni les scènes d’amour, de plaisir et d’apprentissage, dans le lit conjugal, bien moins crues que dans le film original, et inhabituellement chastes dans le cinéma de Catherine Breillat.
L’Été dernier souffre aussi d’une mise en scène datée, alanguie, d’une image voulue sans doute intemporelle, qui rappelle les films de Tavernier ou de Sautet sans en avoir ni le charme ni le style.
Mais au-delà des images, on cherche à comprendre les ressorts psychologiques qui animent cette avocate spécialisée dans la famille et les adolescents traumatisés : comment cette femme de tête peut-elle transgresser à ce point et basculer dans le plaisir, en ignorant le mal qu’elle fait à son couple – c’est son droit- mais surtout à un ado, de l’âge des victimes qu’elle défend ? À portée de voix de ses deux petites filles, qu’elle a adoptées avec son mari ?
Dans la deuxième partie, quand le scandale arrive, que Théo avoue tout à son père, la comédie de mœurs vire à la tragédie, les soupirs laissent place au mensonge, à la froideur assassine qui assaille Anne au moment de tout perdre. Si le film peine à convaincre, son actrice, en revanche, crève l’écran dans cette seconde partie.

Claire Steinlen

L’Été dernier de Catherine Breillat - Pyramides Distribution

C’est un grand film de cinéma, et sa mise en scène, notamment du plaisir charnel, est sensuelle et sublime. C’est un grand film d’acteurs et, face à Olivier Rabourdin et Samuel Kircher, tous deux très justes, Léa Drucker livre une partition impressionnante, faite d’échappées belles d’une liberté folle et de prises de conscience d’une maîtrise absolue. Pourtant, il y a quelque chose qui grippe dans la mécanique bien huilée de L’Été dernier de Catherine Breillat. Avocate de son métier, Anne est spécialisée dans le droit de l’enfance. Dès la première scène, on la voit interroger une adolescente abusée ; et sa position relative aux places de victime et de bourreau est on ne peut plus claire. Or, en voulant investiguer la fameuse zone grise, le scénario (fidèlement adapté d’un film danois) nous force à accepter l’impossible intellectuellement. Intellectuellement seulement. Car organiquement, c’est différent. Comment envisager que quelqu’un d’aussi avisé et concerné qu’Anne puisse objectivement transgresser ? Avec son beau-fils de 17 ans, qui plus est ? Il n’est pas ici question de morale, mais bien de cinéma. En théorie, le film s’applique à nous faire comprendre qu’Anne a eu une première expérience sexuelle difficile, voire violente avec un homme dont elle ne veut pas révéler l’identité. Mais si son enfance lui a été volée par un adulte, comment peut-elle ainsi s’aveugler et dérober à son tour les jeunes années du fils de son mari ? On comprend bien le point de vue revendiqué par Breillat : tant qu’il n’apparaît pas aux yeux du monde, ce lien semble une histoire d’amour ; lorsqu’il éclate au grand jour, il devient une affaire de prédation. C’est le regard des autres qui rend impur, nous dit la réalisatrice de 36 Fillette. Certes. Mais tous les prédateurs revendiquent le sentiment amoureux et la réciprocité avant de détruire leur proie quand ils sont mis en danger. Et le fait que le film se concentre sur une prédatrice ne fait qu’ajouter au malaise.

Isabelle Danel