Festival de Cannes 2023 #J10 - Jeudi 25 mai

What’s Love Got to Do ?

Pourquoi dit-on « dernière ligne droite » quand la fin du Festival se profile à l’horizon ? Et si c’était un virage ?

Le tapis rouge à 18 h 30 ou 22 h, c’est le métro à 17 h. Les anonymes, les un-tout-petit-peu-connus, les presque célèbres et les vraiment stars se bousculent, s’annulent, s’annihilent.  Il résonnait hier de la voix de Tina Turner, rock star et actrice à ses heures disparue le jour même : 

« What’s Love Got to Do ? ». À moins que des hommages du même ordre nous aient totalement échappé, rien pour Helmut Berger, décédé le 18 mai, ni Kenneth Anger, mort également hier. Le premier n’était après tout que l’acteur fétiche de Luchino Visconti et le second, qu’un cinéaste barré ayant signé l’un des livres culte sur le cinéma : Hollywood Babylon… Sachant que la notoriété est la chose qui se partage le moins bien sur le tapis rouge, Nanni Moretti, présentant en compétition Vers un avenir radieux, a d’abord posé pour les photographes avec les jeunes acteurs aux visages encore peu familiers de son film, dont Valentine Romani, Giuseppe Scoditti, Ariana Pozzoli…et ensuite avec les vedettes, parmi lesquelles Margherita Buy, Barbora Bolubova, et le national de l’étape, Mathieu Amalric. Laisser les premiers arriver sans lui aurait conduit à un désintérêt à peine poli des photographes. Au bout du compte, ils étaient, sous l’affiche du 76e Festival où trône Catherine Deneuve, presque aussi nombreux que l’équipe de Wes Anderson. Et quand ils se sont mis à tourner sur eux- mêmes comme des derviches, c’était beau et surréaliste… Et incompréhensible pour les spectateurs n’ayant pas encore vu le film.

Comme souvent, Nanni Moretti convoque et incarne ici son double, Giovanni, cinéaste bougon à la ramasse. Sa fille et désormais compositrice en a marre de ses rites : regarder en famille Lola de Jacques Demy à chaque veille de premier jour de tournage, même si ce n’est que tous les cinq ans. Paola, son épouse et productrice depuis quarante ans, voit en cachette un psy, elle veut quitter à la fois l’homme et le cinéaste… comme quoi il n’est pas toujours possible de séparer les deux. Plein de certitudes, Giovanni tourne une chronique située au cœur de la section locale Antonio Gramsci du parti communiste italien. En 1956, au moment de l’invasion soviétique à Budapest. Toutes les croyances sont mises à mal, que ce soit sur le plan politique, cinématographique ou personnel. Colmatant ses crises de mélancolie par des chansons italiennes, qui viennent insuffler un peu de lumière dans ce constat désenchanté, Moretti déclenche aussi le rire par ses positions fermes, voire fermées sur l’art. Et de la représentation de la violence à des chansons italiennes entonnées à tout bout de champ, en passant par un rendez-vous avec les pontes de Netflix, il livre une œuvre pleine, comme un condensé de son cinéma. Film testament ou façon de rebondir ? L’avenir (radieux ou pas) nous le dira.

L’équipe de La Passion de Dodin Bouffant. Copyright Laurent Koffel

Il est souvent beaucoup question d’art dans les films rassemblés au Festival de Cannes, et cette édition ne fait pas exception. Cinématographique encore chez Michel Gondry à la Quinzaine des Cinéastes. Dans Le Livre des solutions, Pierre Niney, réalisateur fatigant, use ses équipes pour terminer dans la chaumière de sa chère tante (Françoise Lebrun) un film interminable dans tous les sens du terme. Pour être introspectif, il n’en est pas moins vif et drôle. La peinture est également représentée dans Bonnard, Pierre et Marthe de Martin Provost (Cannes Première), où le fondateur des nabis et sa muse et épouse, qui prit également le pinceau, semblent se promener dans des tableaux plutôt impressionnistes. C’est beau, sans que l’essence de leur talent affleure vraiment au-delà de leur histoire d’amour avec hauts et bas.

Art culinaire, enfin, dans La Passion de Dodin Bouffant de Tran Anh Hung, deuxième film français de la Compétition, après Le Retour de Catherine Corsini. C’est l’histoire fictive d’un gastronome inspiré de Brillat-Savarin et issu d’un roman des années 1920. L’aspect vieillot du sujet et de quelques interactions, ainsi qu’une certaine lenteur et une absence apparente de propos en ont rebuté plus d’un lors de la présentation à la presse hier… Mais, d’autres dont je suis, se sont laissé porter, emporter par l’art à l’œuvre. Et ce dès la scène d’ouverture presque sans paroles et d’une grâce céleste. Dodin (Benoît Magimel), sa cuisinière Eugénie (Juliette Binoche) et Violette (Galatea Bellugi) s’activent lentement et avec minutie autour des fourneaux, hachant des légumes, empoignant des quartiers de viande, réduisant des bouillons, montant des sauces… Les assiettes sont constellées de couleurs, parsemées de fleurs. Les invités savourent ces mets en gémissant de plaisir. Les auteurs de ces merveilles échangent des regards satisfaits. Cadres magnifiques, lumière superbe signée Jonathan Riquebourg, le temps n’existe plus. Ne restent que les sens. Les nôtres étant aussi aiguisés qu’une banane, il faut en venir à l’évidence : La Passion de Dodin Bouffant est charnel et délicieux.