Le Principal de Chad Chenouga

Vertige de l’imposture

Depuis son premier film 17 rue bleue (2002), le cinéaste Chad Chenouga trace un chemin singulier dans le cinéma français, où ses personnages, déchirés par la filiation, sont tous écartelés entre la cruauté du réel et un élan puissant vers le romanesque.

Au déterminisme social, filmé avec une acuité quasi bressonienne, le cinéaste oppose le souffle du mélodrame, où les cœurs, enfin, peuvent vibrer, pour un temps, avant que revienne, tel un boomerang, tout ce que l’on a tenté de dépasser, voire d’oublier d’un état du monde que l’on a trop subi, jusque dans sa peau, parce que Arabe.

Rarement un film français aura-t-il approché avec autant de finesse et de douleur le prix à payer pour celles et ceux qui n’ont jamais cessé de vouloir être juste intégrés, acceptés.

Au syndrome de l’imposteur qu’incarne avec une inquiétante sobriété l’acteur Roschdy Zem, le cinéaste le confronte à la blessure ontologique que l’homme continue d’infliger depuis la nuit des temps : le sacrifice du fils pour l’ambition du père. Dévorer les fils pour asseoir sa volonté de puissance, mais à quel prix ? C’est toute la beauté douloureuse de ce film qui nous impose aussi de nous demander ce qui vraiment est si principal que ça…

 

Le Principal met en scène un personnage qui vit une faille profonde, celui du syndrome de l’imposteur.

Effectivement, il est hanté par un sentiment d’imposture. Alors que souvent on valorise le fait d’être un transfuge de classe, que c’est bien positif de s’élever socialement, avec le terme de résilience qui revient trop souvent. Or on oublie ce qu’il y a derrière, à savoir l’angoisse de la légitimité. A-t-il droit à la réussite ? N’est-il pas dans un conflit la loyauté avec ses origines. Car s’élever socialement reviendrait à trahir sa famille et ses proches. Il fait tout capoter alors que normalement tout doit marcher pour lui… C’est comment lui s’envisage qui est important, quelle est l’image qu’il a construit de lui-même. Avoir une double culture n’est pas si évident que ça, notamment lorsqu’elle est à la fois sociale et culturelle…

C’est un père qui ne cesse de contrôler les résultats scolaires de son fils, tous excellents, alors qu’il est bien plus doux et généreux envers une lycéenne au bord de l’exclusion.

C’est lorsque j’ai présenté mon dernier film De toute mes forces dans un festival que m’est parvenue cette histoire authentique d’un principal adjoint qui avait falsifié les notes de son fils pour qu’il obtienne son brevet des collèges. L’affaire a été étouffée, et ni le fils ni son père n’ont été sanctionnés. L’institution se protège toujours. Je me suis immédiatement dit que ce serait bien que ce personnage soit incarné à l’écran par un Maghrébin, afin justement de raconter la pression sociale que ma génération a très bien connue. C’est Monsieur Propre : afin d’être toujours crédible, il ne doit avoir aucune faille, ne montrer aucune faiblesse. Il a des principes assez rigides, car il ne doit surtout pas se faire remarquer, ni flancher. Je ne suis pas aussi strict que Sabry, le personnage, mais je me suis évidemment inspiré de ma propre histoire. Orphelin assez jeune avec un frère fragile, j’ai dû travailler bien plus, en éprouvant du plaisir à vouloir tout apprendre, notamment par les livres. Le savoir et la connaissance m’ont sauvé de la vie difficile dans laquelle j’étais plongé.

C’est un père sévère et néanmoins il triche…

Oui, mais comme tout parent, il projette sur son enfant trop de choses, notamment ses angoisses, ses peurs mais aussi ses espoirs. La triche, c’est le mensonge, c’est un élément très intéressant. Le mensonge de Sabry, c’est son enfermement, que ce soit le rapport qu’il entretient avec sa supérieure Estelle (Yolande Moreau), avec son ex-femme Noémie (Marina Hands) mais aussi avec son frère Saïd (Hedi Bouchenafa) et Naël son fils (Jibril Bhira). Il n’a pas d’amis, mais il s’enferme dans le mensonge d’un homme qui assure, qui est droit qui ne craque jamais. Alors qu’il vit dans une grande solitude.

Son frère handicapé est ce qu’il craint d’être, il lui permet aussi d’être plus sensible..

J’ai longtemps été le tuteur légal de mon frère fragile. Très souvent lorsque j’allais sur la tombe de ma mère au cimetière de Montmartre, mon frère me faisait le coup de me faire rire, pour nous réconforter très probablement. Sabry ne sourit vraiment qu’avec son frère Saïd, qui lui propose même le jeu de Ni Oui ni Non. Hedi Bouchenafa est un acteur remarquable, qui m’a bluffé dès le casting où il est arrivé très nonchalant. Il ne savait pas que j’étais le cinéaste. Je me souviens il est venu vers moi en me disant : « Mais c’est quoi, ça, c’est un film d’auteur ? » Je sentais que dans sa bouche « film d’auteur » était la chose la plus chiante de la terre. Il m’a mimé le film d’auteur : il s’est figé, avec ses gros yeux, sans bouger. Il m’a fait rire.  C’est alors que le directeur de casting arrive, et qu’Hedi réalise son erreur. Il essaye de m’embrouiller, en s’excusant, mais j’étais déjà conquis. C’est lors des essais que cela s’est confirmé. Il avait un réel talent pour ce rôle. Il est très vrai, c’est une nature et un excellent comédien, unique et touchant.

 

À écouter aussi, l'interview minutée de Chad Chenouga par Jenny Ulrich