Et si, finalement, ce jury du 76e Festival de Cannes était le mieux accordé que l’on ait vu depuis longtemps ?
Ce palmarès resserré avec choix tranchés, sept prix et pas d’ex aequo frise le sans faute. Bien sûr, on peut chipoter, tergiverser et gloser. En un mot, « râler » : ce qui est tout de même la spécificité numéro 1 du festivalier (moi incluse). Alors d’abord, redire à quel point cette 76e édition dans son ensemble, avec les sections parallèles, Semaine de la Critique et Quinzaine des Cinéastes, était riche de grands films.
Ensuite, saluer l’impressionnante qualité de la compétition. Ceci fait, se demander pourquoi l’Italie, présente en force avec trois grands cinéastes – Marco Bellocchio, Nanni Moretti, Alice Rohrwacher – et autant d’œuvres très différentes et passionnantes, est absente de ce palmarès. Se dire que vraiment, on voyait bien l’impressionnante Léa Drucker avec un prix d’interprétation féminine pour sa prestation inouïe dans L’Été dernier de Catherine Breillat, mais que récompenser Les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan à travers sa délicate interprète, Merve Dizder, était un geste artistique et politique à l’égard d’un personnage courageux, résistant et résilient, a fortiori à la veille du deuxième tour des élections présidentielles en Turquie. Et c’est un geste poétique que de récompenser l’acteur japonais Koji Yakucho, fascinant visage qui nous a emportés et éblouis dans Perfect Days de Wim Wenders. Un prix du scénario à Sakomoto Yuji pour Monster de Hirokazu Kore-eda et un prix du Jury à Aki Kaurismäki et ses Feuilles mortes, on souscrit : Kore-eda change de manière en travaillant pour la première fois avec un scénariste, et à l’inverse Kaurismäki continue à creuser son sillon avec cette variation sur un même thème. Et c’est cela qu’on aime aussi, ce mélange de découvertes et de confirmations dans cette sélection et, du même coup, dans ce palmarès.
Enfin, le Grand Prix du Jury à Jonathan Glazer et la Palme d’or à Justine Triet sont deux formidables décisions, récompensant des films aussi importants dans leur fond que dans leur forme. Leur seul point commun est d’être interprétés par la même actrice, Sandra Hüller, versatile comédienne découverte à Cannes en 2016 dans le mémorable Toni Erdmann de Maren Ade, présente dans le troisième long de Justine Triet en compétition en 2019, et dont le nom avait beaucoup circulé pour un double prix d’interprétation… Mais entre les desiderata des uns, les fausses rumeurs et les véritables informations, il est parfois difficile de faire le tri. Le réalisateur anglais (également judicieusement primé par la FIPRESCI, Fédération Internationale de la Presse Cinématographique) offre dans le très impressionnant The Zone of Interest un regard implacable sur la banalité du mal (lire notre critique ici). La réalisatrice française, dans Anatomie d’une chute (lire notre critique ici), ausculte la désagrégation d’un couple, décortique comment le vrai et le faux, le réel et la fiction (les époux étant l’une écrivaine reconnue, l’autre aspirant auteur) peuvent biaiser un récit ou un témoignage. Et raconte à quel point la perception (visuelle, auditive, tactile) est aussi délicate que précieuse. Thriller de l’âme, labyrinthe de sentiments, Anatomie d’une chute est d’une puissance folle, le film le plus abouti de Justine Triet, qui promettait déjà beaucoup dès La Bataille de Solférino, présenté à l’ACID en 2013, puis Victoria, ouverture de la Semaine de la Critique trois ans plus tard. Cerises sur le gâteau, le discours politique sur la réforme des retraites et « le pouvoir dominateur de plus en plus décomplexé » dans tous les domaines ; le fait que la Française, après Julia Ducournau et Jane Campion, soit seulement la troisième réalisatrice à remporter la distinction en 76 éditions.
Ce bouquet final avait de l’allure. Et il était moins dommageable à la couche d’ozone que le feu d’artifice tiré à minuit pour fêter la fin du Festival… quoique ? Combien de voyages en avion pour revenir glaner ces récompenses ? Allons bon, voilà que je glose, que je tergiverse, que je chipote.
Le Palmarès 2023
- Palme d’or du court-métrage
27 de Flóra Ana Buda
Mention spéciale
Fár de Gunnur Martinsdóttir Schlüter
- Caméra d’or
L’Arbre aux papillons d’or de Pham Thien An (Quinzaine des Réalisateurs)
- Prix d’interprétation masculine
Koji Yakusho pour Perfect Days de Wim Wenders
- Prix d’interprétation féminine
Merve Dizdar dans Les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan
- Prix du scénario
Sakamoto Yuji pour Monster de Hirokazu Kore-eda
- Prix du jury
Les Feuilles mortes d’Aki Kaurismäki
- Prix de la mise en scène
Tran Anh Hùng pour La Passion de Dodin Bouffant
- Grand Prix du jury
The Zone of Interest de Jonathan Glazer
- Palme d’or
Anatomie d’une chute de Justine Triet