Burning Days d’Emin Alper

Au bord du gouffre

Sélectionné à Cannes en 2022 pour Un Certain Regard, le troisième film du cinéaste Emin Alper s’impose par son ampleur politique comme par son ambition esthétique. Solaire et sombre, ce thriller politique met en lumière, au risque de se brûler, ce qui se joue depuis le trop long mandat de Recep Tayyip Erdogan, à savoir l’institutionnalisation de la corruption doublée d’un système de terreur.

Loin de la capitale, dans la région de Konya, rongée par le nationalisme et un virilisme outrancier, surgit un jeune procureur habité par le sens du devoir et du droit. Or, la nature, d’emblée, expose à ciel ouvert les remugles de ce monde contaminé. En effet, dès son arrivée, Emre (Selahattin Pasali) est confronté à d’immenses gouffres, comme venus d’un monde extraterrestre. Il s’agit de profondes dolines, impressionnants cratères de plusieurs mètres de profondeur. Elles rongent de plus en plus le paysage, par le double effet du réchauffement climatique et une surexploitation des nappes phréatiques.

Le ton est donné, celui d’un monde dévasté par une trop profonde et durable corruption qui détruit tout sur son paysage, où les pulsions des désirs implosent lorsqu’elles ne sont pas parfois tout simplement vomies. Entre lâcher de sangliers et coups de feu intempestifs, Emre reste pourtant inflexible face aux notables du village, tous persuadés de pouvoir corrompre ce jeune prétentieux au visage si glabre.

Burning Days d’Emin Alper. Copyright Memento Distribution.

Justement, ce corps singulier, si pâle, au phrasé méthodique, détonne dans ce monde où les moustachus aiment tant se frotter aux jeunes prostituées. Un homme qui ne baise pas les putes n’est pas tout à fait un homme, selon la loi de ce monde où la violence suinte partout. Au machisme éhonté, Emre oppose une séduction candide, guidé par sa seule foi en la justice.

Alors que la Turquie vient de traverser début février 2023 un second séisme meurtrier, et à moins d’un mois des élections présidentielles cruciales pour le pays, le film, même allégorique, n’en demeure pas moins un formidable portrait politique, osant même toucher au tabou absolu du désir entre les hommes. En effet, le procureur est aussi cet homme qui aime nager, comme pour se purifier, et dont la nudité se dévoile, entre ciel et terre, sous le regard d’un journaliste ambivalent et charismatique. Lors de sa sortie nationale en Turquie, en décembre 2022, le gouvernement turc a accusé le film de « propagande LGBT» et le ministère de la Culture a demandé le remboursement de ses aides, à savoir cent mille euros, et ce avec intérêts. 

Mais la violence haineuse sourd, l’étau se resserre, à l’image de ces cratères béants qui semblent sonner le glas d’un état du monde, au bord du gouffre. Là où le film d’Emin Alper frappe, et peut nous donner à craindre, c’est dans la résonance qu’il propose, en ces temps où les populismes n’ont jamais été, hélas, aussi à la mode, prêts à tout mordre et dévorer, avec une jouissance animale effrayante.