Quitter la nuit de Delphine Girard

Toute la vérité, rien que la vérité

D’abord comédienne, Delphine Girard a choisi de se former à la réalisation. Son troisième court, Sœur, nommé aux Oscars en 2020, posait les prémices de ce premier long-métrage, inspiré par un « fait divers », comme on dit. 

Cette nuit qu’il faut quitter, qui surgit dès les premiers plans de ce film, colle aux corps des protagonistes comme des spectateurs, tant par sa forme que par son fond. D’emblée, on pense à Den Skyldige, brillant thriller danois écrit et réalisé par Gustav Möller, sorti en 2018, ainsi qu’à son remake US, moins réussi, The Guilty d’Antoine Fuqua (2021). Mais, alors que Den Skyldige nous maintient, otages bien consentants, dans un huis clos terrifiant et minimal, Quitter la nuit prend rapidement son élan et s’échappe pour nous donner à voir différents points de vue, différentes facettes d’une même expérience, sans nous laisser respirer.

En pleine nuit, au Centre d’appel des urgences policières, Anna (Veerle Baetens, qu’on vient de découvrir derrière la caméra avec Débâcle) tente de déchiffrer l’appel cryptique d’Aly (Selma Alaoui), qui semble tenter d’appeler sa sœur Lucie de la voiture dans laquelle elle se trouve, apparemment malgré elle. Comprenant enfin la situation, l’opératrice met tout en œuvre pour retrouver le véhicule en mouvement. Le conducteur, Dary, est appréhendé, Aly est libérée. L’agresseur nie toute agression, et revendique une relation sexuelle consentie. L’enquête commence et traîne : les preuves manquent et Aly, en état de choc, ne coopère pas. En attendant que la justice fasse son travail, ces trois protagonistes vont retrouver leur quotidien. Mais cette nuit pèse sur leurs épaules et les hante. 

Là où les violences sexuelles sont souvent abordées avec trop de pudeur, ou pas assez, et à une époque où le sujet offre de nombreux traitements possibles au cinéma, la réalisatrice belge Delphine Girard s’engouffre avec maîtrise et sensibilité dans des limbes bien plus profonds et plus nuancés. Quitter la nuit impressionne par la richesse infinie de ses nuances, et la finesse psychologique de ses personnages. 

De manière presque quantique, cette narration à trois niveaux souligne à quel point toute expérience vécue demeure unique et subjective. Pour se reconstruire, Aly a le soutien de sa sœur (Adèle Wismes). Dary (Guillaume Duhesme), lui, a celui de sa mère (Anne Dorval) – une mère qui croit son fils parce que c’est un homme droit, courageux, honnête. 

Le choix de ces comédiennes et de ce comédien, dont la retenue et la précision parviennent à maintenir le suspense jusqu’au bout, apportent beaucoup à la qualité de Quitter la nuit, et en subliment l’écriture et la sensibilité. Le montage puissant de Damien Keyeux, auquel on doit les merveilleux Papicha et Houria de Mounia Meddour, est à la fois simple et tentaculaire. À l’image, la directrice de la photographie Juliette Van Dormael excelle à susciter le doute et raréfier l’oxygène. 

Sidération, impuissance, traumatisme, injonctions à la virilité, sororité, justice et quête de vérité… On pourrait tomber dans des abysses vertigineux, à l’instar de ces personnages qui nous tournent souvent le dos, courbés, silencieux, comme sonnés et incapables de faire face. On quitte pourtant cette nuit claire-obscure avec regret, et on s’incline avec admiration, tant tous les éléments et toutes les injonctions de notre époque en pleine révolution sont habilement et intelligemment amenés. Pas une once de pathos, ici, mais des tonnes de lucidité et d’humanité.