Lost Country de Vladimir Perišić

Les poings dans les poches

Attention, grand film ! Lost Country est un bouleversement immense, par sa puissance, sa maîtrise, son osmose entre destin individuel et grande Histoire, et par le regard frontal et gorgé d’amour de Vladimir Perišić sur son sujet et sur son duo d’interprètes.

L’émotion submerge quand le générique final démarre. Comme l’étreinte qui unit mère et fils sur l’affiche du film. Lost Country, littéralement « pays perdu », est le portrait déchirant d’une nation meurtrie, à travers la fin de l’enfance et des illusions d’un adolescent. Quand la salle se rallume, il faut lâcher le récit, son jeune héros, et ses destins marqués au fer rouge. Pour son second long-métrage, le cinéaste serbe Vladimir Perišić creuse son sillon. Après son court-métrage de fin d’études à la Fémis Dremano oko (2003), et son premier long Ordinary People (2009), déjà révélé à la Semaine de la Critique à Cannes, il y a quatorze ans, il donne à voir l’histoire de son pays, justement, à travers le filtre de la fiction. Ordinary People était poussé par la nécessité d’une urgence politique, celle de raconter les traumas de la guerre en ex-Yougoslavie, avant que ses responsables ne soient arrêtés (Radovan Karadžić et Ratko Mladić). Lost Country se rapproche de l’histoire personnelle du cinéaste, en racontant l’après, et l’entre-deux-crimes de guerre (Srebrenica et Kovoso).

Vertigineux de se rapprocher de soi, et de ce que l’on vécu, pour en faire un long-métrage. Alors Vladimir Perišić a coécrit son scénario avec Alice Winocour. Idée judicieuse pour décoller du gouffre intime et arriver à créer de la fiction. En 1996, le réalisateur avait vingt ans, pas quinze comme son héros, et sa mère travaillait pour l’organe officiel de la culture sous Slobodan Milošević, non pas comme porte-parole du gouvernement. Mais le déchirement intérieur entre amour filial et convictions naissantes est le même, et l’auteur a trouvé son merveilleux jeune acteur dans un club de water-polo, sport qu’il pratiqua lui-même. Le nouveau venu Jovan Ginic a déjà remporté deux prix pour son incarnation remuante de vérité et d’intensité rentrée dans le rôle de Stefan : le Prix Fondation Louis Roederer de la révélation à la Semaine de la Critique, et un Cœur de Sarajevo au festival de la capitale bosnienne. Un symbole fort. L’aplomb de son jeu terrien et attentif à la fois épate, tout comme la fermeté aimante de l’intense Jasna Duričić (La Voie d’Aïda), déjà présente dans Dremano oko.

Bien loin de n’être qu’une reconstitution historique, Lost Country tient sa richesse de son regard documentaire sur un moment de l’Histoire, et de sa veine romanesque, par le trajet de son personnage. Ce qui le rend éminemment actuel et atemporel. Le réalisateur accompagne son protagoniste à la bonne distance, et l’immerge dans des lieux extérieurs aux événements, jusqu’aux premières manifs. La colère reste longtemps dans le hors-champ, tout comme l’horreur passée. Pour mieux les faire ressentir, le film s’ouvre sur la douceur et l’amour du paradis perdu dans la maison des grands-parents. La parenthèse enchantée de l’été, de la campagne, des arbres fruitiers et du cocon affectif. Le retour à la ville qui suit n’en est que plus tendu, entre chambre, cuisine, couloir, et urbanité qui enserre progressivement Stefan, lui laissant de moins en moins de répit. Le cadre précis, le grain de l’image, le montage fluide participent harmonieusement à la sensibilité percutante de cette œuvre puissante et obsédante.