Priscilla de Sofia Coppola

Poly critique

Avec son neuvième long-métrage, Sofia Coppola retrouve ses thèmes et met le féminin au centre de Priscilla.
Mais nos avis sont partagés. Son disque est-il rayé ou bien creuse-t-elle le même sillon jusqu’au génie ?

Le point de vue de la captive


Le film dépeint minutieusement tous les épisodes d’un processus d’emprise. De l’arrachement de Priscilla à ses parents, chez qui elle vivait déjà une forme d’enfermement, à la découverte d’un monde idéalisé. De l’admiration au désenchantement. Cailee Spaeny interprète avec brio cette jeune femme confinée, envoûtée, ignorée, humiliée et éprouvée, avant d’être menacée et brutalisée. Elvis, quant à lui, détient la maîtrise du temps et impose un tempo à Priscilla, rythmant ses journées au gré de ses retours de tournées. Le film en devient à son tour oppressant, et c’est là qu’il est le plus juste et puissant.
Épousant le point de vue de la captive, le sujet n’est jamais explicitement évoqué dans les dialogues. À l’image de cette ingénue égarée dans un monde d’hommes, et dépourvue des clés pour saisir immédiatement le sortilège, il s’agit davantage de vivre la détérioration psychologique du personnage, jusqu’à sa rébellion et sa libération, plutôt que de souligner explicitement un fait sociétal. On se réjouit, d’ailleurs, de l’absence de moralisme.
Hier maniériste, usant d’effets de flous, de scintillements et de jeux de couleurs, la cinéaste se montre aujourd’hui plus en retenue dans sa forme tout en explorant toujours profondément la psychologie de son héroïne. On retrouve l’obsession de la réalisatrice pour les jeunes filles s’ennuyant dans le luxe, mais pour la première fois, elle aborde frontalement la domination masculine et la violence psychologique, puis physique infligée, mais sans verser dans le drame. Elle injecte une légèreté dans certaines situations, donnant lieu à des scènes de comédies conjugales (comme celle où Elvis lit plutôt que de s’intéresser à sa future femme), générant même des scènes de vaudeville jusqu’à la gêne (lorsqu’il s’agit de chasser l’épouse des mondanités). Sofia Coppola parvient à partager sa révolte par l’ironie et en augmenter la portée en une pirouette, comme lorsque l’âge problématique de quatorze ans est évoqué.
Une autre qualité du film est de laisser Elvis, la star, à la marge de cette histoire. Le fait que la production n’ait pas eu les droits d’usage de ses chansons est finalement un bienfait. Comme Priscilla, nous n’avons pas accès à l’icône, mais plutôt aux coulisses de sa personnalité, à son immaturité. Il nous est montré incapable d’aimer et de désirer, laissant à distance le corps de celle qui partage son lit, se contentant de posséder et d’offrir des objets : une Cadillac, une montre… Par instants, l’Elvis de Sofia Coppola fait penser au Ken de Greta Gerwig et sa superficialité asexuée, tandis que Priscilla est transformée en Barbie. Le parallèle (involontaire) avec le film de Greta Gerwig est aussi musical : une reprise réarrangée du morceau de Strauss issu de 2001, l’Odyssée de l’espace est entendue pendant l’unique scène du chanteur sur scène, filmé de dos comme une silhouette spectrale. C’est seulement par le son – les cris des fans, des voix hors champ de camarades de classe évoquant la stature du chanteur – et l’image fixe des magazines people que l’on s’échappe de ce monde clos, comme un rappel au récit médiatique officiel qui reste étranger à Priscilla, maintenue de force dans sa bulle, jusqu’à sa prise de conscience.


Benoit Basirico

Priscilla de Sofia Coppola - Copyright A24

Une tranche d’histoire


Sofia Coppola nous avait peut-être habitués à plus d’audace de mise en scène, et on peut regretter le sage classicisme de Priscilla, qui succombe parfois à quelques facilités visuelles. Mais c’est davantage dans son écriture que réside le génie du neuvième long-métrage de la réalisatrice de Virgin Suicides, Lost in Translation et Marie-Antoinette. Car on connaît l’histoire, la relation toxique, à sens unique, d’une adolescente de quatorze ans et d’une star mondiale de dix ans de plus ; puis l’enfermement de l’épouse modèle dans la cage dorée de Graceland, avant la fuite. Le thème est d’actualité, et Priscilla Presley a raconté sa vie plusieurs fois, y compris dans ses mémoires, Elvis and Me, que Sofia Coppola adapte ici. Pourtant, rien n’y fait, on a beau connaître le chemin, on y fonce tête baissée. Au début du film, comme la jeune Priscilla, on succombe au charisme et au magnétisme d’Elvis. Car Jacob Elordi est formidable dans ce rôle, peut-être le meilleur Elvis de cinéma, bien supérieur à l’imitation façon Musée Grévin d’Austin Butler dans le film de Baz Luhrmann. Il ne cherche pas à ressembler à Presley, cela n’a guère d’importance, mais à comprendre ce que c’était qu’être Elvis, de la fin des années 1950 aux années 1970. Car en creux, Sofia Coppola nous raconte aussi une tranche d’histoire de la société américaine, profondément bouleversée par l’émancipation des femmes dès le milieu des années 1960. En 1959, quand Priscilla rencontre Elvis, il était de bon ton pour une jeune fille d’aspirer à une vie rangée, dans l’ombre et l’assistance d’un illustre mari. Mais en 1973, date officielle de la séparation, cette ancienne normalité apparaît comme rétrograde, annihilante. Sans jamais quitter l’éternelle et angoissante perfection de Graceland, Sofia Coppola, en jouant habilement du hors-champ, nous rappelle que le monde a changé.


Pierre Chapilloz

Priscilla de Sofia Coppola - Copyright A24

Et si on changeait de disque ?


On aime Sofia Coppola, la justesse de son regard, son intelligence intuitive, sa douceur et sa délicatesse irriguant ses films depuis son splendide Virgin Suicides (1999). Néanmoins, face au troisième, Marie-Antoinette (2006), pointait déjà un zeste d’ennui et un sentiment d’inachèvement. À l’époque, la cinéaste se croyait punk, on la trouvait un brin paresseuse, notamment d’affirmer n’avoir rien lu sur l’Autrichienne avant le tournage, pas même Stefan Zweig. On lui pardonnait cependant ses anachronismes sous couvert de (bon) goût iconoclaste à inviter The Cure ou Siouxsie pour la bande-son au Palais de Versailles. Dès lors, on se doutait que Priscilla ne brillerait pas par sa véracité historique. Tirée de l’autobiographie de Priscilla Beaulieu Presley (Elvis et moi, 1985), le film est l’évocation vaporeuse de la véritable héroïne, entièrement pliée au thème obsessionnel de Coppola : la captivité dorée d’une oie blanche égarée, sous le joug d’un sexy matou. Dans le cocon d’images à contre-jour (lumière, s’il vous plaît !), son personnage d’Elvis, aussi déterminant soit-il dans l’intérêt de Sofia à filmer Priscilla, n’existe pas. Il est le King de l’absence, une sorte de fantôme galant, vaguement musicien, acteur médiocre, à l’origine de pas grand-chose si ce n’est de faire valser brutalement une chaise et des coussins entre deux Valium et trois amphétamines. Certes, Elvis n’est pas le sujet de Sofia (Baz Luhrmann était déjà brillamment passé par là), et des problèmes de droits font qu’on n’entend pas une note de son miraculeux filet de voix. Mais la béance est telle qu’elle fait cruellement défaut au film, façonnant un déséquilibre impossible à rétablir. L’inexistence du géant réduit à l’iconographie de play-boy sur timbre-poste, transfère la responsabilité de toute l’émotion sur les frêles épaules de Priscilla, impuissante victime, malhabile et si crédule. Sofia Coppola en retient ainsi prioritairement le désir adolescent abusé ici par la testostérone de la star éthérée, comme celui des sœurs Lisbon face à la beauté prototypale de Josh Arnett dans Virgin Suicides. Priscilla est parfois beau, tendre (surtout dans sa première partie) et évidemment féministe, mais laisse au spectateur un sentiment implacable d’amertume : Sofia tourne en rond. Espérons qu’à l’avenir, davantage d’éclectisme cinématographique s’imposera à elle, quitte à suivre l’exemple paternel tout proche. Car, dans son cas, « le cinéma de papa », a vraiment du bon.

 

Olivier Bombarda