Les filles d’Olfa

Mangées par le loup

Entre documentaire et conte cruel, la réalisatrice du Challat de Tunis malaxe le réel et la fiction pour raconter l’éducation, le choc de la modernité et les gouffres générationnels dans le monde musulman.

Ça commence comme un conte. Une mère avait quatre filles ; un jour, les deux aînées disparurent : elles avaient été mangées par le loup. Olfa Hamrouni est une personne très médiatisée en Tunisie et dans le monde arabe ; là, son histoire et celle de ses deux filles aînées, embrigadées par Daech, n’est un secret pour personne. Pour nous Européens, en revanche, il y a tout à découvrir. D’abord interviewées face caméra, la mère et les deux cadettes racontent avec minutie leur drame. Mais pour déployer les sentiments, révéler leur fondement, il fallait plus.

Les filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania. Copyright Tanit Films.

Kaouther Ben Hania, dès Le Challat de Tunis (2012), posait les bases de son cinéma en imaginant un faux documentaire sur une légende urbaine (un homme lacérant les fesses des femmes dans la rue). Depuis, avec La Belle et la Meute (2017) et L’Homme qui a vendu sa peau (2022), elle a plus ouvertement travaillé la fiction à partir d’histoires vraies. Ici, elle revient à un savant mélange, son cinquième long-métrage mettant en présence, auprès des protagonistes réels, des actrices professionnelles. Hen Sabri (Noura rêve, 2019 ; L’Immeuble Yacoubian, 2016) interprète, Olfa et se confronte à son double dans des discussions amicales où transparaît la différence de rapport au monde. Elle est porteuse d’une modernité qui lui fait relativiser les paniques ressenties par la matriarche devant l’éveil sensuel de ses filles. Cette position en miroir révèle beaucoup d’éléments qui nous aident à comprendre les chemins pris par la fratrie. Face aux deux cadettes, deux actrices interprètent leurs aînées, et ce quatuor, là aussi, réagit en miroir : puisque les premières ont atteint l’âge qu’avaient celles au moment où elles ont quitté la maison, et que les jeunes femmes incarnant les secondes ont été choisies précisément de cet âge. Dans la fiction, elles sont les aînées, mais dans la réalité, elles installent une sororité de plain-pied. Qui fait circuler compréhension et connivence. Par ailleurs, un seul et même acteur interprète tous les hommes, et notamment le beau-père, prédateur sexuel dont la (re)présentation fait froid dans le dos.

Le « dispositif » est si vertigineux et si complexe qu’il en devient parfois troublant, voire dérangeant. En tant que spectateur, on navigue sans cesse entre l’émotion pure et une sorte de filtre, qui nous sort du film en projetant sur l’écran des questions incessantes. Vrai ou faux ? Dirigé ou spontané ?

Quoi qu’il en soit, il y a dans Les Filles d’Olfa une croyance absolue dans le pouvoir du cinéma, son utilité et sa puissance. Et une formidable capacité à interroger et interpréter le monde pour nous le faire regarder autrement. On en sort tout chaviré d’incertitudes. Et c’est d’une importance capitale.

 

Isabelle Danel

À écouter aussi, l’interview minutée de Kaouther Ben Hania par Jenny Ulrich