Wahou !

L’espace du doute

Cinquante nuances de doute font la sève de cette comédie facétieuse et profonde.

On se souvient, dans Versailles Rive-Gauche, le moyen-métrage de Bruno Podalydès qui l’a fait découvrir en 1992, du petit appartement de la rue Carnot à Versailles : Arnaud (Denis Podalydès) se retrouvait reclus dans ses toilettes exiguës, empêtré dans un imbroglio compromettant son tête-à-tête espéré avec Claire (Isabelle Candelier).

Dans Wahou !, trente et un ans plus tard, Simon (Eddy Mitchell, nouveau venu dans cet univers), se réfugie, lui aussi, dans ce lieu d’intimité tandis qu’un agent immobilier fait visiter sa maison de maître à une femme enthousiaste (Isabelle Candelier, toujours radieuse). Simon, comme Arnaud, se sent envahi. Ce personnage émouvant avance à contre-courant de son épouse, Sylvette (Sabine Azéma, scintillante), qui espère quitter leur vaste demeure pour un appartement en bord de mer. Ainsi fait-il de la résistance, en n’hésitant pas à rudoyer un éventuel acheteur dont le tempérament conquérant l’offusque.

Simon, comme Arnaud, apprécie la tranquillité d’un instant partagé. Lorsqu’il se planque dans sa mansarde avec sa femme, deux albums de Tintin et une thermos de chicorée pour échapper aux étrangers qui arpentent sa demeure, cela raconte la part d’enfance rémanente qui l’anime encore et l’amour toujours vivace qui unit son couple – et donne lieu à l’une des séquences les plus touchantes du film, mise en scène non pas comme un face-à-face, mais comme un côte-à-côte des plus tendres.

Wahou ! de Bruno Podalydès. Droits photographiques : ©Anne-Françoise Brillot.

Dans Wahou !, nous naviguons entre deux décors : la Maison Murget de Sylvette et Simon, où vécut, dit-on, l’aviateur Henri Farman ; et un appartement vide et sans âme du « triangle d’or » (inventé) de Bougival. Le premier, mis en vente, et le second, à louer, voient défiler de potentiels acquéreurs ou locataires, dont les réactions lors des visites relèvent soit de l’adhésion immédiate (qu’induit l’interjection du titre), soit du rejet absolu. Entre les deux se déploient cinquante nuances de doute, qui font la sève de cette comédie facétieuse et profonde.

« L’espace est un doute », écrit Georges Pérec dans Espèces d’espaces. Cet état d’être habite Oracio, l’agent immobilier qu’interprète Bruno Podalydès et qui se distingue des autres personnages que le cinéaste a incarnés dans ses films – Arcimboldo, le facilitateur d’existence dans Les 2 Alfred ; Rastaquoueros, le magicien roublard de Bécassine ou les commerçants et entrepreneurs plus ou moins honnêtes de Liberté Oléron, Bancs publics ou Adieu Berthe, l’enterrement de Mémé. Celui dont le prénom signifie « voir » en grec, apparaît déboussolé, égaré dans sa fonction, comme le lui fait remarquer une consœur peu amène (Claude Perron, drôle avec ses airs d’échassier). À ses côtés, son stagiaire au prénom monosyllabique, Jim (Victor Lefebvre), affiche un aplomb et une distance proches de ceux de Suzie, qu’incarnait Luàna Bajrami dans Les 2 Alfred, la jeune génération étant porteuse d’espoir dans ces deux films.

Wahou ! de Bruno Podalydès. Droits photographiques : ©Anne-Françoise Brillot.

Autour du pivot que forment l’agent immobilier las et son vif apprenti gravitent une dizaine de personnages aux tempéraments variés : Madame Bourbialle (Karin Viard, reine de la nuance vocale), la collègue d’Oracio traversée par un deuil, et une kyrielle de potentiels clients, que l’on voit défiler avec gourmandise, des duos gémellaires façon Dupond et Dupont au jeune couple à la libido incontrôlable, en passant – instant délectable – par un homme seul, sceptique et mutique, qu’incarne Denis Podalydès, acteur de génie.

Chacune et chacun tentent de se projeter face à un décor qui ne leur appartient pas – mais possède-t-on quoi que ce soit, interroge Madame Bourbialle face au petit buffet à base de Gavottes préparé par Sylvette. Dans l’appartement dépouillé de toute décoration, à l’exception d’un mur jaune en cours d’élaboration, certains se retrouvent confrontés à eux-mêmes, au point, comme c’est le cas de cette infirmière à bout de nerfs (Florence Muller), d’y déverser son trop-plein. On est, là, bien loin de la douce déambulation mentale d’Albertine (Guilaine Londez) dans Liberté Oléron, qui tentait de visualiser le jardin de ses rêves devant quelques mètres carrés de cour disponibles. Si l’on rit de bon cœur dans Wahou ! face à certaines répliques ou situations incongrues, on reçoit aussi de plein fouet le désarroi de certains personnages au bord du gouffre.

C’est finalement dans la maison Murget qu’on se sent le mieux. Avec son train qui file à vive allure au fond du jardin, son séquoia de toute éternité, son bel exemplaire de L’Île mystérieuse de Jules Verne, son piano à queue qui abrite quelques breuvages festifs, son escalier en chêne orné de « superbes glands » (!), son odeur de chocolat préparé par Sylvette pour « ambiancer » l’espace : même si ses habitants s’apprêtent à lever les voiles, la vie y circule bel et bien. Sa rambarde manquante n’est pas menaçante, elle ménage une ouverture, une marge de manœuvre encore possible dans un monde qui entend tout quadriller. Le spectateur cinéphile se sent libre d’y convier le souvenir des films d’Alain Resnais, comme On connaît la chanson ou Cœurs, peuplés eux aussi d’agents immobiliers, ou Smoking / No Smoking, dont des images reviennent en mémoire. Aucune citation directe, juste une évocation, une pensée pour un cinéaste tant aimé. Une communion peut-être ?

Comme toujours chez Bruno Podalydès, la drôlerie et la mélancolie valsent l’une avec l’autre. C’est la vie, disent certains. Lui disait Voilà (titre d’un de ses premiers courts-métrages) autrefois ; aujourd’hui, il s’exclame Wahou ! Preuve que son sens de la facétie est toujours intact. Et si, le 7 juin, avec lui et sa bande vous veniez célébrer le premier mouvement de l’été ?

 

Anne-Claire Cieutat