Moi, capitaine de Matteo Garrone

Heureux qui comme Ulysse ?

Deux adolescents sénégalais, influencés par le narratif des réseaux sociaux plutôt que par la sagesse de leurs aînés, fuguent vers l’Europe dans l’espoir d’y concrétiser leurs rêves. De cette traversée clandestine et dangereuse de la Méditerranée, dont on croyait tout savoir grâce aux médias, Matteo Garrone crée une odyssée épique et émouvante. 

Inspiré de l’histoire vraie d’un Africain de quinze ans ayant conduit avec succès un bateau rempli de migrants jusqu’aux côtes italiennes, le nouveau drame social réalisé par Matteo Garrone entremêle actualité brûlante et imaginaire intemporel. À peine partis du Sénégal, Seydou et Moussa sont arrachés l’un à l’autre. Victimes d’une société corrompue, les deux cousins se font dépouiller, emprisonner et torturer au Niger. Mais c’est à Tripoli, en Libye, qu’ils se retrouveront finalement. Sous le joug d’un nouvel ordre mortifère, Seydou sera le capitaine du bateau qui les mènera aux portes de l’Europe.

Dans Moi, capitaine, les mots de Friedrich Nietzsche : « ce qui ne me tue pas me rend plus fort » se font litanie à mesure que les barbaries et coups du sort se succèdent. Ici, la malchance freine, mais n’arrête jamais. Si bien que deux jeunes débrouillards bravant la chaleur, la faim, la soif, les coups, les balles et la mer, se transforment imperceptiblement en guides héroïques pour leurs congénères. Peut-être est-ce cette étonnante force de caractère qui confère une impression d’invraisemblance à l’ensemble du film : l’issue advient, même quand elle paraît impossible. Peut-être est-ce également en raison du jeu des acteurs, qui semble d’abord amateur, avant de traduire les traits de caractère principaux des personnages, pour ne pas dire leur essence.

À l’instar de l’acteur Marcello Fonte, qui prêtait son prénom à un toiletteur canin dans un précédent film du cinéaste italien, Dogman, Seydou Sarr partage le même prénom que le héros qu’il incarne dans Moi, capitaine. Une transmission qui n’a rien d’anodin et démontre l’imprégnation de l’artiste sur son personnage. Nul doute que Matteo Garrone cherche à filmer des hommes plutôt que des archétypes. Des héros dont le regard ne trahira jamais leur bonté intrinsèque. Des individus volontiers déconcertants, davantage aptes à demander la permission de partir auprès des esprits de leurs ancêtres décédés qu’à leur propre mère bien vivante. 

À cet égard, la présence tutélaire du sorcier sénégalais comme intermédiaire avec le monde des morts semble représentative du crédit que les Africains peuvent accorder à sa parole. Il y a quelques mois déjà, un autre film, Augure, réalisé par Baloji, mettait en lumière cette figure d’autorité au Congo. Même si Matteo Garone délaisse peu à peu les croyances païennes dans son récit, il ne nous laisse jamais oublier l’Afrique, saturant les images de musiques de ce continent. 

La ferveur de la foi reviendra tout de même à l’acmé du long-métrage, au cours de la traversée en bateau. Jusqu’alors, la violence répétée du réel laissait les migrants de moins en moins enclins aux allusions spirituelles. Puis vient cet épisode de panique et de rage collectives, auquel une migrante parvient à mettre fin en entraînant la foule à clamer « Allahou Akbar ». Les passagers se calment alors et l’odyssée se poursuit. Une telle scène a certainement été vue cent fois au cinéma, mais la puissance de celle-ci la rend éminemment touchante.