La Fièvre

Le tambour de la haine

Si vous aimez le foot et la communication, ruez-vous sur cette série. Et si vous n’aimez ni le foot ni la communication, jetez-vous dessus !

Que la société française actuelle soit hautement inflammable n’est pas une découverte. Droitisation, communication sans filtre totalement décomplexée, chaînes de TV répétant en boucle des infos brèves et non analysées, réseaux sociaux remplaçant les jeux du cirque où l’on peut mettre à mort – virtuellement, socialement, ou physiquement – qui l’on veut… C’est clair, c’est net, c’est notre « monde de demain », le repli sur soi n’a fait que s’aggraver après la crise du Covid.

Mais qu’une série intelligente, brillante, et totalement addictive, parvienne en quelques heures à nous passionner en démontant les rouages parfois extrêmement complexes d’un embrasement médiatique et sociétal, voilà qui est nouveau. Et passionnant. Éric Benzekri, créateur (showrunner pour les anglicistes) de la série Baron noir, a concocté un scénario d’une intelligence remarquable. Chacun des six épisodes est réalisé par Ziad Doueiri (cinéaste efficace, déjà présent sur Baron noir, ainsi que sur l’excellente Cœurs noirs), ce qui leur confère une unité dans la gradation infinie, le galop infernal que représentent opinion publique et récupération politique.

Le point de départ est une très chic soirée de remise de trophées du football, au cours de laquelle la star du Racing, Fode Thiam (Alassane Diong) donne un coup de boule à son entraîneur en le traitant de « sale toubab » (« blanc » en wolof). Tandis que la star partie au volant de sa voiture est introuvable, une équipe de six communicants débarque en pleine nuit pour une réunion de crise au club de foot. Sam Berger (Nina Meurisse, mouvante, fébrile, sublime), intuitive et passionnée (voire quelque peu exaltée), propose une solution pour désamorcer la bombe, mais celle-ci n’est pas retenue. Au lieu d’apaiser les esprits, cette réaction enflamme un peu plus le débat. Il faut dire que Marie Kinsky (Ana Girardot, flamboyante et terrifiante), qui officie dans un théâtre et rallie à ses idées nauséabondes de nombreux fans, a saisi au vol l’opportunité de transformer l’épisode en fait de société prouvant qu’il existe « un racisme anti-Blancs ».

La Fièvre. Copyright Thibault Grabherr/QUAD+TEN/CANAL+

Ce que fait ce personnage, sorte de Zemmour féminin, n’est autre que ce que Stefan Zweig appelle « battre le tambour de la haine ». Écrit au moment de la Seconde Guerre mondiale, Le Monde d’hier décrit la déliquescence de la société autrichienne pourtant en plein essor : « Peu à peu, il devint impossible d’échanger avec quiconque une parole raisonnable. Les plus pacifiques, les plus débonnaires, étaient enivrés par les vapeurs de sang. Des amis que j’avais toujours connus comme des individualistes déterminés, voire comme des anarchistes intellectuels, étaient transformés du jour au lendemain en patriotes fanatiques (…). Toutes les conversations se terminaient par de grossières accusations. Il ne restait dès lors qu’une seule chose à faire : se replier sur soi-même et se taire aussi longtemps que durerait la fièvre. » 

Cette citation, et sa chute, donne son titre à la série, très politique, qui fait la somme de toutes nos peurs. Sam passe son temps à éteindre les feux que Marie attise. Ce duel entre deux femmes que tout oppose (alors qu’elles se sont connues, qu’elles se ressemblent, au fond) est le fil que l’on suit, ici. La profondeur des personnages, l’écriture vibrante, la justesse de l’engrenage, donnent à la série sa puissance, sa vérité. Les plans sur les écrans où défilent exégètes et commentateurs de tous poils, ainsi que les photos, même les smileys et autres gif, sont vertigineux. L’implacable logique du déroulé des événements, les explications qui en sont données avec finesse, tout concourt à nous happer d’un épisode l’autre. Avec la certitude que cette fiction saisit le réel mieux que personne. C’est effrayant, éducatif, passionnant. On n’ignore plus rien de la fenêtre d’Overton, ni de la fabrication des discours politiques et autres… Et peut-être réfléchirons-nous à deux fois avant de lever ou baisser un pouce sur un twitt, un post Facebook ou Instagram vite vu, vite lu. La Fièvre remet au goût du jour le pouvoir de réfléchir.