L'Amitié

Plaisir de la fidélité

Évocation de trois longues amitiés toujours vives et dépourvues de nostalgie.

L’itinéraire cinématographique d’Alain Cavalier est d’une singularité inouïe. Auteur de films engagés (Le Combat dans l’île, 1961 ; L’Insoumis, 1964) ou plus classiques (Mise à sac, 1967 ; La Chamade, 1968), il est soudain profondément marqué par un drame personnel, qui l’amène à se replier sur lui-même (Ce répondeur ne prend pas de message, 1979) et à s’adonner à l’épure (Thérèse, 1986 ; Libera me, 1993). Il se soucie alors de cerner au plus près la vérité intrinsèque d’une activité artisanale féminine (Portraits d’Alain Cavalier, 1987-1992) ou d’un être (René, 2001) et cesse d’être un cinéaste pour devenir Le Filmeur (2004). Travaillant seul et n’utilisant qu’un outil, sa caméra DV, il s’efforce dorénavant de saisir le monde intérieur aussi bien de peintres renommés (Bonnard, 2005 ; Le Caravage, 2015) que de connaissances proches (Emmanuèle Bernheim dans Être vivant et le savoir, 2019). Ce qui le conduisit très naturellement, l’année dernière, à célébrer l’amitié qu’il a toujours entretenue avec trois personnes associées aux tournages respectifs de Thérèse (le producteur de films d’auteur Maurice Bernart), de Libera me (Thierry Labelle, courtier dans la vie et rôle d’un résistant dans le film), auxquels s’ajoute l’écrivain et parolier Boris Bergman, avec qui Cavalier avait eu un projet de film pour Alain Bashung.

C’est le parolier d’environ mille chansons, dont le mythique Vertige de l’amour de ce dernier, qui fait l’objet de la première séquence de L’Amitié, celle qui illustre le plus fortement le thème du film. Boris Bergman y évoque son passé familial, son travail avec le chanteur trop tôt disparu, son émerveillement constamment renouvelé à la vue de deux photos de Gloria Graham, son plaisir de retrouver les paroles d’un chant hébraïque, son amusement à peine gêné de montrer son bureau « bordélique » à souhait, mais aussi l’inoubliable souvenir de sa rencontre avec sa discrète épouse japonaise Masako Nonaka. Le tout est ponctué à la fois de beaux silences profondément ressentis que des tendres sourires d’un éternel gamin. Filmée avec respect et admiration par Cavalier, au moyen de longs plans-séquences, cette première partie nous permet de saisir avec beaucoup de sympathie la texture de l’âme de ce grand ami du filmeur.

Maurice Bernart offre à celui-ci une seconde occasion de bien traiter son sujet, cette fois avec plus de distance. Il doit à ce producteur courageux, parfois même téméraire (Les Ailes de la colombe, Benoît Jacquot, 1981), son plus grand succès à l’écran, son si personnel portrait de Thérèse de Lisieux. Marqué par l’âge, recherchant une certaine sérénité à l’approche du grand départ, l’hôte aux trois domiciles et au cheval fougueux reçoit Cavalier avec une certaine circonspection admirative. Lui aussi se livre très naturellement au jeu des questions et réponses, ne cachant pas ses soixante-dix ans d’addiction à la cigarette, sa croyance en la séparation du corps et de l’âme, sa nécessité de porter des chaussures bien cirées, sa haine des mouches, des petits oiseaux et du mot « pitch ». Cavalier lui rappelle qu’il n’avait pas aimé lire dans le scénario de Thérèse que l’on verrait la religieuse assise sur un pot de chambre, ce que le cinéaste d’alors s’empressa aussitôt de supprimer. De même que pour Boris Bergman, notre filmeur ne manque pas de consacrer du temps à l’épouse du producteur, écrivaine de renom (elle récite un passage de son roman La Vie comme au théâtre), mais aussi ancien « modèle » de Robert Bresson, Florence Delay, qui tint le rôle-titre du Procès de Jeanne d’Arc (1962). Là aussi, le filmage se veut de proximité, ne résistant pas à la nécessité existentielle de montrer le besoin quotidien éprouvé par cet homme heureux mais fatigué de faire une « sieste méditative ». Un accompagnement, pour d’autres des plus intrusifs, mais pour Cavalier, des plus amicaux. 

Le troisième volet est consacré à l’un des interprètes principaux du film sans paroles, mais aux images éloquentes, Libera me. À l’époque du tournage, Thierry Labelle était coursier. Il l’est encore, vit, avec son épouse Malika (qui ne souhaite pas être montrée) et leur tortue, dans une maison avec un jardin potager, doté de nombreux arbres fruitiers, qu’ils ont mis vingt ans à financer. D’origine modeste, l’homme au langage simple et spontané, ponctué de rires aussi gênés que reconnaissants, parle avec un naturel touchant de son grave accident de moto comme de ses ongles autrefois rongés et maintenant nets depuis le Covid. Il présente au caméscope de son ancien réalisateur son casque de pompier devenu trop étroit, mais aussi un tableau qu’il a peint (une bouche d’égout et une barre rouge) en référence au Sida. Un portrait qui complète parfaitement l’ensemble, dans lequel trois classes sociales différentes, autrefois opposées et vindicatives, sont fondues en une seule, celle de l’amitié universelle. Cela par un artiste que son rejet du cinéma industriel et son choix de s’adonner au pur amateurisme (voir ses mouvements de caméra parfois approximatifs et son générique rédigé à la main) ont transformé en un véritable humaniste.