The Zone of Interest

L’enfer, et le paradis

Autour du quotidien du commandant nazi Rudolf Höss et sa famille, installés dans une belle demeure en bordure du camp d’Auschwitz-Birkenau, Jonathan Glazer adapte lointainement le roman de Martin Amis et signe une œuvre d’une puissance sidérante et durable.

Une famille nombreuse, en bord de rivière, un jour de beau temps. Les insectes exécutent une symphonie orchestrale. On se croirait dans Une partie de campagne de Renoir, si ce n’est que la caméra se tient très à l’écart des protagonistes et que ces mètres de distance, autant que la durée prolongée du plan, installent un dispositif de résonance traversé de tension. À juste cadence – ni lento, ni staccato – les plans, fixes et sobres, emboîtent le pas à cette séquence inaugurale et donnent à observer des scènes de la vie quotidienne d’une famille aisée, installée dans le faste d’un petit paradis terrestre, au pied du plus grand camp de concentration et d’extermination nazi à Auschwitz-Birkenau. Ainsi va la vie de Rudolf Höss (Christian Friedel, aussi crédible en bourreau qu’en résistant dans Eisler, un héros ordinaire), commandant du camp de 1940 à 1945 et grand expert du meurtre de masse, de sa femme (Sandra Hüller) et de leurs blonds enfants. Rien ne semble perturber ce clan de bienheureux, pas même l’immense fumée noire qui se dégage des fours crématoires tout proches, le son des coups de feu, des cris, de l’ignoble barbarie qui opère de l’autre côté de leur enclos et dont on ne verra ici rien ou presque.

À mille lieues de la mise en scène mobile de László Nemes dans Le Fils de Saul – autre choc cannois en 2015, où l’on suivait le point de vue d’un prisonnier juif depuis l’intérieur du camp -, le réalisateur de Birth ou Under The Skin observe la banalité du mal faire son œuvre en composant des plans picturaux distanciés, très structurés, d’échelle moyenne ou d’ensemble, et en optant pour des angles de vue variés, afin qu’à aucun moment on ne puisse s’habituer à la routine de ces êtres qu’on ne saurait qualifier d’humains. Idée géniale : il tisse à ces images, souvent éclairées à la lumière des beaux jours, d’autres, thermiques, dont on ne dévoilera rien si ce n’est qu’elles ressemblent au négatif d’une pellicule et font entrevoir une once d’humanité résistante dans cet enfer à peine concevable.

Et puis il y a ce (rare) gros plan, cet insert sur une fleur, dont la couleur rouge devient incandescente et envahit l’écran, comme si elle seule (avec certains enfants) captait l’innommable. Ces plans confinant à l’abstraction sont les seules trouées dans ce récit implacable et sidérant, dont la grande force réside dans l’air, vicié, qu’il laisse circuler dans ses cadres.

Quand le noir se fait, le générique se déroule sur une musique cacophonique, signée Mica Levi, qui vient parachever l’extraordinaire travail sur le son de Johnnie Burn, Declan Ilett et leur équipe. Tandis que nos oreilles bourdonnent encore, remontent à notre mémoire les récits d’Imre Kertész, Primo Levi, Simone Veil, Marceline Loridan-Ivens, Jorge Semprún, et toutes celles et tous ceux qui appartiennent – et pour cause – au hors-champ de ce film brillant et essentiel.