Entretien avec le cinéaste Karim Aïnouz

« Le Jeu de la Reine est un film porté par des femmes »

Seule Catherine Parr a survécu à l’enfer matrimonial d’Henri VIII Tudor, roi d’Angleterre de 1509 à 1547. Dans un château de douleur et de résilience, de souffrance et de force, le réalisateur brésilien Karim Aïnouz fait Le Jeu de la Reine

Après un précédent long-métrage qui était un drame pur, pourquoi ce film historique sur la dernière épouse de Henri VIII ?

À cela plusieurs raisons. Après La Vie invisible d’Eurídice Gusmão (2019) [Prix Un Certain Regard au festival de Cannes, NDLR], des producteurs se sont intéressés à mon travail. À la même période, le cinéma brésilien a vu son financement public restreint avec l’arrivée de Jair Bolsonaro à la présidence. Après deux décennies à travailler entre le Brésil et l’Allemagne, j’ai éprouvé le besoin de changer d’horizon. À la Berlinale, une productrice m’a proposé ce projet sur Catherine Parr. La perspective de créer un film dans l’Angleterre du XVIe siècle constituait une véritable aventure, une sorte de plongée dans un univers parallèle, presque comme de la science-fiction dans le passé. Cette entreprise était à la fois stimulante sur le plan politique et artistique.

Pourquoi narrer l'histoire depuis le point de vue d'Elisabeth, la fille d’Henri VIII et de sa deuxième femme Anne Boleyn, écartée de la succession en 1536 après que son père a fait exécuter sa mère pour adultère et trahison ?

Dans Le Jeu de la Reine, Elisabeth n’est encore qu’une adolescente. Elle est la fille d’une femme décapitée par son propre mari : elle avait peur de son père, elle était terrifiée par Henri VIII. Elisabeth a fini bien plus tard par monter sur le trône, en 1558, où elle est restée jusqu’en 1603. On ne se maintient pas au pouvoir pendant tant d’années sans comprendre comment fonctionne le pouvoir. Sur le plan politique, elle a été fortement influencée par Catherine Parr, ce qui revêtait une grande importance à mes yeux. J’ai voulu mettre en lumière l’héritage de femmes qui ont exercé le pouvoir de manière unique, incarnant ce que nous qualifierons aujourd’hui de « soft power ». J’étais aussi très intrigué par le rôle de Catherine en tant que figure maternelle pour tous ces enfants de Henri qui n’étaient pas les siens. À travers l’éducation et l’amour qu’elle leur prodiguait, elle se comportait en véritable mère adoptive. Cela est à la fois généreux et résolument moderne.

Qu'est-ce qui vous attache personnellement à ces figures de femmes de pouvoir singulières, Catherine Parr et la future Elisabeth I ? 

Ayant grandi dans une famille sans présence masculine, où l’amour surpassait la compétition et la rivalité, il me serait difficile de réaliser un film sur un joueur de football hétérosexuel ! Je me sens plus connecté aux personnages féminins qu’aux masculins. Catherine Parr m’a fait penser à ma mère, une femme profondément engagée dans l’éducation. En tant qu’enseignante et scientifique, ma mère répétait toujours : « Je ne pourrai pas te transmettre de richesse, mais je te donnerai une éducation. » J’ai établi ce lien avec Catherine Parr en l’abordant d’un point de vue politique. Et par ailleurs, chose essentielle à mes yeux, Le Jeu de la Reine est un film porté par des femmes à tous les niveaux de sa création, de la production au montage, en passant par l’écriture du scénario par Jessica et Henrietta Ashworth, avec Rosanne Flynn, s’inspirant du livre d’Elizabeth Fremantle. Cette approche centrée sur les femmes était indispensable à mes yeux. Enfin, je tiens à souligner la contribution remarquable d’Alicia Vikander au personnage de Catherine Parr.

Henri VIII est peut-être le roi anglais le plus connu, passé de l'incarnation de l’idéal de royauté de la Renaissance au tyran paranoïaque dont l'histoire se souvient. Comment aborder le personnage sans le caricaturer ?

J’ai cherché à explorer l’anatomie d’un tyran – sans mauvais jeu de mot ! Non pas simplement dépeindre sa méchanceté, mais comprendre sa nature profonde. Comment en est-il arrivé là ? Pour moi, le cinéma peut soulever cette question sans porter de jugement. En pénétrant dans la psyché des tyrans, nous comprenons qu’ils ne naissent pas violents, mais que leur environnement, imprégné d’un patriarcat toxique, les façonne. C’est fascinant de voir comment la violence est normalisée, en particulier dans les relations avec les femmes.

Pensez-vous qu'il y ait un parallèle évident entre Henri VIII et certains dirigeants contemporains ?

Votre question soulève une problématique centrale : comment rendre un récit du passé pertinent et évocateur pour le public contemporain ? Comment des figures historiques résonnent encore si fortement aujourd’hui ? Ma vision, c’est qu’un film d’époque se doit d’avoir une résonance actuelle. Sinon ce n’est qu’un exercice esthétique nostalgique. Pour vous répondre, j’observe que ce genre de dirigeant, plus qu’autoritaire, se rencontre de plus en plus. Je pense en particulier à deux hommes très différents, mais dont les dynamiques de pouvoir ont été étonnamment similaires : Jair Bolsonaro et Donald Trump. Ils ont impacté ma vie, négativement, et surtout, ont contribué à rendre le monde bien pire. Il est crucial de ne pas se contenter de les condamner, mais de comprendre les raisons de leur nocivité. En réalisant un film historique comme celui-ci, j’interroge cela.