Cannes 2023 : L’Amour fou de Jacques Rivette

Une Bulle de cinéma

Cela semble être désormais une tradition, tel un hommage nécessaire aux aînés du cinéma : comme l’année dernière avec La Maman et la putain de Jean Eustache, la première projection du festival de Cannes fut réservée à un film fleuve restauré de la section Cannes Classics : L’Amour fou de Jacques Rivette.

La séance aura permis en guise d’introduction à ses interprètes principaux, Bulle Ogier et Jean-Pierre Kalfon, de monter sur scène, fébriles d’émotion, face au parterre comble de la salle Debussy. Quarante-six ans plus tôt, ils tournaient ensemble ce long-métrage libre et érudit, dirigé par l’un des pères de la Nouvelle Vague, Jacques Rivette, captivés par cette histoire d’amour, de théâtre et de jalousie tonitruante d’une durée exceptionnelle : 254 minutes !

Le film a été sauvé in extremis des limbes de l’oubli grâce à de rares copies en déliquescence, la restauration fut supervisée par Caroline Champetier, chef opératrice renommée. De ce travail de reconstitution minutieux, les spectateurs cannois ont (re) découvert en avant-premiere (le film sortira en septembre) son esthétique en noir et blanc somptueuse où se lovent le mélange systématique des formats, les pellicules 35mm et 16mm alternant dans les séquences selon le souhait (très) créatif de Jacques Rivette pour ce récit à l’époque :

Claire (Bulle Ogier, magnifique bout en bout) et Sébastien (Jean-Pierre Kalfon, tel un roc de force tranquille) s’aiment et travaillent ensemble. Il est metteur en scène de théâtre et elle, actrice. Tous deux sont accaparés par les répétitions d’Andromaque de Racine qu’ils montent sous l’œil d’un réalisateur de télévision interprété par André S. Labarthe (si doux à retrouver dans ce rôle proche du réel). Soudainement, Claire, éreintée, décide de quitter la pièce et se réfugie seule dans l’appartement du couple. Pendant que Sébastien poursuit un travail de forcené, elle se met à le soupçonner de la tromper. Progressivement, elle perd pied et sombre dans la folie…

Si Bulle Ogier est remarquable dans L’Amour fou – cette actrice à la carrière immense au cinéma, au théâtre et à la télévision, est-il besoin de le rappeler ? – , sa performance prend dès lors un sens particulier en l’entendant sur scène se confier à Cannes :

« De toute ma carrière, je crois vraiment que c’est que j’ai fait de mieux ».

Force est d’admettre que dans le film de Rivette, Bulle crève l’écran, s’y révèle avec une tension quasiment de chaque plan, une vitalité et une sensibilité proprement stupéfiantes. Elle y évolue dans un registre difficile et mouvant, entre chaleur, proximité et tendresse suivies d’une subite distanciation où le spectateur perd ses repères en assistant à un changement de personnalité proche du fantastique. La mise en scène de Rivette paraît ainsi suspendue aux lèvres de la jeune femme en proie à une dépression et à des angoisses démentes. Et si Bulle Ogier et Jean-Pierre Kalfon (compagnons dans la vie) auront beaucoup contribué à l’inventivité du film, ses dialogues et certaines situations composées directement avec Rivette, c’est aussi beaucoup par le son, ce son direct, ce « nouveau son » pour l’époque, qu’ils auront su parachever l’état d’esprit débridé, quasi documentaire par moments et parfaitement « nouvelle vague » du film. Au sortir de la salle, le spectateur flotte avec un sentiment puissant de nostalgie et l’espoir de (re)défricher encore des contrées inexplorées du cinéma.

Olivier Bombarda