Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese

Polycritique

En 1897, les Indiens Osage découvrent que la terre de leur réserve est riche en pétrole. Le 26e film de Martin Scorsese raconte comment des Blancs sont parvenus à en faire tuer une soixantaine au cours des années 1918-1931, afin de s’approprier leurs biens souvent par divers moyens légaux, comme les mariages interraciaux. Ce film a divisé notre bande : en voici trois points de vue. 

Les avis de la bande :

L’Amérique de l’auto-flagellation

Une grande déception, mais qui s’explique. Le projet d’adapter à l’écran l’ouvrage de David Grann remonte à 2016. Marqué par l’époque de la contre-culture des années 1964-71, et surtout par la dénonciation du génocide indien du XIXe siècle à la lumière de celui opéré alors au Viêt-nam par l’armée américaine, Martin Scorsese s’est senti de plus en plus motivé pour traiter d’un épisode honteux et occulté des conséquences de la Conquête de l’Ouest : celui de la spoliation des terres indiennes par des spéculateurs sans scrupules dans le comté d’Osage de l’Oklahoma dans les années vingt. En étroite collaboration avec son coscénariste Eric Roth (Forrest Gump, 1994 ; The Good Shepherd, 2006), il décida, à juste titre, de transformer le récit, articulé dans le roman autour de l’enquête menée par le jeune Bureau of Investigation (futur F.B.I.), en une présentation plus chronologique et très précise des faits. Et c’est là où le bât blesse. Ne pouvant être financé par une quelconque compagnie de production, trop préoccupée par le box-office des blockbusters, Scorsese, comme pour son opus précédent, The Irishman (2019), produit par Netflix, a opté pour une autre plate-forme, Apple TV, qui, contrairement à la précédente, l’a autorisé à sortir son film en salle, une version plus longue pouvant par la suite être diffusée sur le petit écran. Profitant donc d’une durée très ample, le cinéaste a décidé de couvrir dans sa plus grande amplitude cette histoire vraie et malheureusement oubliée, car avant tout occultée. Ainsi, après une ouverture très réussie, subtilement ancrée dans l’atmosphère euphorique de l’époque (les Indiens, en s’enrichissant, confirment la réussite phénoménale de la libre entreprise made in USA lors des « Années folles »), il s’autorise à développer son intrigue d’une manière extrêmement détaillée, magnifiée par l’excellent travail de son chef décorateur attitré, Jack Fisk. Mais, pris par sa totale liberté d’action, il multiplie les petits faits comme les grands, les plans inutiles et répète lourdement certaines situations (comme le lent empoisonnement de la femme Osage par son mari, incarné par Leonardo DiCaprio). Le film finit par stagner et le spectateur par imaginer ce qu’un Richard Brooks, un Otto Preminger, un Arthur Penn ou un Sydney Pollack auraient fait d’un pareil sujet, la réponse étant : un film entre 1 h 45 et 2 h 15. Ce à quoi s’ajoutent deux autres déceptions : l’une, un peu attendue, due à Robert De Niro, qui continue de limiter son jeu à quelques rictus surexploités ; l’autre, surprenante, le jeu inégal de DiCaprio, qui, sur la fin, caricature Marlon Brando dans Le Parrain. Fort heureusement, le film s’achève par une idée de génie – empruntée, elle aussi, à la réalité historique –, qui permet au cinéaste de signer son œuvre de sa présence physique. Gageons toutefois que la version intégrale du film, que l’on dit d’une durée dépassant les cinq heures, présentera un souffle identique à celui de The Irishman, car les durées vraiment excessives (voir Rivette et Eustache) ont souvent un charme proustien qui dépasse l’entendement. Ce qui manque malheureusement à cette version « courte » de ce film au titre si pertinemment antinomique.

 

Michel Cieutat

Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese. Copyright Paramount Pictures.

Mollie Kyle, in memoriam

Pour avoir beaucoup filmé la violence criminelle de la pègre et de la finance, aux protagonistes virils, des gangsters aux parias psychopathes de la société, Martin Scorsese s’est vu catégoriser cinéaste du masculin. En 2019, en Italie pour la promotion de The Irishman, la question lui est posée sur la relégation des caractères féminins, alors que le personnage joué par Anna Paquin, dans son film pour Netflix, n’a que peu de dialogues. Pourquoi cette omniprésence des hommes dans son œuvre, cette sous-représentation des femmes ? Ira-t-il vers davantage d’équilibre des genres ?  « Cela remonte aux années 1970. C’est une question que je me pose depuis de nombreuses années. Suis-je censé le faire ? Si l’histoire ne l’exige pas, alors c’est une perte de temps pour tout le monde. Si l’histoire nécessite un personnage féminin, pourquoi pas ? »

Il serait faux d’affirmer que les femmes sont totalement invisibilisées dans le cinéma du réalisateur new-yorkais. Qu’on se souvienne des rôles importants portés par Ellen Burstyn dans Alice n’est plus ici (1974), qui reçut l’Oscar de la meilleure actrice ; Jodie Foster dans Taxi Driver (1976) ; Cathy Moriarity dans Raging Bull (1980) ; Lorraine Bracco dans Les Affranchis (1990) ; Michelle Pfeiffer et Winona Ryder dans Le Temps de l’Innocence (1993) ; Sharon Stone dans Casino (1995), récompensée par un Golden Globe de la meilleure actrice ; Margot Robbie dans Le Loup de Wall Street (2013).

Quatre ans après le « pourquoi pas » d’Italie, Martin Scorsese réalise enfin avec Killers of the Flower Moon son grand film féminin. Sur un scénario inspiré de faits réels, adapté d’un best-seller de David Grann, le film raconte les meurtres dans les années 1920 de membres de la nation Osage, tribu amérindienne de l’Oklahoma, propriétaire de terres d’abondance pétrolifères, attirant pour son malheur des convoitises rapaces. Il intrique plusieurs genres traditionnellement fondés sur la représentation d’une masculinité hégémonique : le western (la mise en scène d’une ruée vers l’or noir) ; le film de gangsters (il y a des hors-la-loi criminels) ; le film policier (un agent du FBI joué par Jesse Plimons est dépêché par J. Edgar Hoover pour enquêter) ; le film de mafia (un clan familial sur lequel règne William Hale (Robert De Niro), sorte de parrain local qui se fait appeler King).

Au cœur d’une violence terrifiante et d’une cupidité monstrueuse, marqueurs de l’univers cinématographique scorsesien, un personnage féminin hors du commun émerge, singulièrement sur fond d’histoire d’amour sublime et déchirante. Mollie Kyle se marie à Ernest Burkhart (Leonardo DiCaprio), vétéran blanc de la Première Guerre mondiale, qui en même temps qu’il aime éperdument son épouse indienne, la trahit pour servir le dessein cynique de son oncle visant à assassiner les membres de la famille de sa femme, jusqu’à cette dernière, lentement empoisonnée. Leur mort doit les faire hériter des droits fonciers sur les gisements de pétrole.

Mollie Kyle n’est pas un personnage secondaire dans un monde d’hommes. Elle occupe une place dramaturgique de premier plan : autour d’elle tourne la folie meurtrière de son époux et de son oncle exterminateur. Mollie Kyle a la primauté d’héroïne pivot de la tragédie, exhumation de l’histoire blessée de l’Amérique, arrachée à l’oubli et l’indifférence dans un récit ductile – le temps lent et long nécessaire à la conscience. Œuvre percutante, aux plans magnifiques, Killers of the Flower Moon désigne la culpabilité collective de la suprématie blanche et se dresse contre l’effacement de la souffrance des Indiens autochtones.

Lily Gladstone, 37 ans, domine de sa force vulnérable ce déchirant requiem scorsesien à la mémoire des Osages assassinés et de feu Mollie Kyle.Originaire de la nation Blackfeet du Montana, l’actrice amérindienne (Psychothérapie d’un Indien des Plaines, Certaines femmes, First Cow) traverse le film avec une grâce altière et placide. D’une souveraine droiture, face au mal et au chagrin, elle frappe par sa grandeur d’âme et l’expression mystique de son visage de Joconde scorsesienne, subjuguant par le mystère invisible de son incarnation.

 

Jo Fishley

Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese. Copyright Paramount Pictures.

Le chaos des fleurs de lune

En mettant la lumière sur un aspect fondateur et longtemps nié de l’histoire fondatrice des États-Unis d’Amérique, Martin Scorsese nous invite à nous y noyer, aveuglément, ce qui est précisément ce que les gens de pouvoir et les historiens ont fait pendant des siècles, et plus particulières ces dernières décennies. Malgré les preuves accablantes, les réparations sont longues à venir dès qu’il s’agit rendre justice aux opprimés. Ce que les peuples natifs américains ont enduré et endurent encore est révoltant. Si Killers of the Flower Moon nous saisit à la gorge comme une odeur âcre et rance, ce n’est pas parce que les rouages de cet épisode de l’histoire sont énormes, mal dégrossis comme ces hommes blancs sans morale, sans honneur, sans conscience, non : c’est parce que cet « épisode », ce « détail » de l’histoire sert de miroir à une stratégie de domination, de spoliation, d’extermination plus globale, et qui touche bien plus que ce simple village, ou le peuple Osage, aux États-Unis. Ces stratégies de violence, de contournement des lois, d’extermination, sont celles qui sont à l’œuvre depuis des siècles dans le monde, touchant des segments de population divers, à des échelles différentes, depuis toujours. Les ficelles de cette stratégie, ici observées à la loupe, sont si grosses qu’elles nous sautent aux yeux. Et la complicité des dominants, complicité active ou passive, qui soutiennent et nourrissent ces processus systématiques depuis des siècles et partout, dans une Amérique pionnière ou une Australie venant juste de voter contre les droits des peuples aborigènes, est insupportable, oppressante, écrasante. 

Martin Scorsese nous prépare au sujet dès les premières secondes du film. Leonardo DiCaprio y incarne un homme blanc, torve, faible, presque illettré, imbu de lui-même et imbibé d’alcool, gentil mais lâche, sincère mais bête, cruel mais porté par son cœur. Cette ambivalence qui nous trouble, il la transcende en s’appropriant physiquement les traits de Robert De Niro, qui joue ici son oncle, et ceux de Marlon Brando, ferveur défenseur de la cause native-américaine, qui a préféré quitter le système plutôt que de cautionner ses marasmes. 

En dénonçant avec une telle acuité panoramique – et dans ses moindres détails – l’oppression systémique à l’œuvre depuis que l’or, l’or noir, le profit et la cruauté gouvernent nos sociétés aux dépens de la dignité et de la décence humaine, le nouveau Martin Scorsese mériterait une ovation. Oui, le casting est fou ; oui, l’image, les costumes, les décors sont spectaculaires ; oui, la reconstitution historique est époustouflante. Oui, l’esprit de Brando habite le génie de Scorsese et, entre les lignes, nous rappelle la boue humaine sur laquelle s’érige le pouvoir des nantis.

Oui, mais. En acceptant de faire, d’un opus de 5 heures, un montage de 3 heures 30, Scorsese nous passe à l’essoreuse. Les ellipses nous laissent tendu.e.s, les longueurs nous en disent trop ou pas assez, un peu comme les personnages et ce qu’ils expriment, comme celui de Molly, douloureusement, magnifiquement interprétée par Lily Gladstone, (et découverte en 2013 dans Jimmy P, d’Arnaud Desplechin). Oui, mais, la partie du livre du journaliste David Grann sur la création du FBI, et sur le procès lui-même, est bâclée, comme l’impact réel du FBI et de la justice à ses débuts. Des personnages phares passent dans l’obscurité sans qu’on ait le temps de les comprendre. Compressé de la sorte, Killers of the Flower Moons nous fait le même effet qu’un grand album mythique réduit au format MP3. On en perd ses subtilités, on en perd le chef-d’œuvre. Il faudra donc, désespérément, attendre de voir le résultat sur Apple TV, et se faire un autre avis, peut-être. Il n’en demeure pas moins que le grand écran reste la seule surface assez généreuse pour nous plonger dans ce nouveau monde de Scorsese, qui appartient indéniablement à la lignée de There Will Be Blood ou Django Unchained. 

 

Mary Noelle Dana