Comme une rivière qui s’écoule

Entretien avec Ryûsuke Hamaguchi

Meutri par un drame personnel, Yusuke Kafuku, acteur et metteur en scène de théâtre, se rend à Hiroshima pour y monter Oncle Vania de Tchekhov. Sa rencontre avec une jeune femme chargée de le conduire en voiture fera naître entre eux un dialogue et une écoute véritables, qui les aideront tous deux à panser leurs blessures.

Adapté d’une nouvelle de Haruki Murakami, Drive My Car a été récompensé par le Prix du scénario et le prix FIPRESCI lors du dernier Festival de Cannes. Une merveille de sensibilité à voir sur grand écran dès le 18 août 2021– lire ici notre chant d’amour. Rencontre avec son auteur-réalisateur, Ryûsuke Hamaguchi.

 

Qu’avez-vous éprouvé en lisant la nouvelle de Murakami à l’origine de votre scénario ?

La première émotion que j’ai ressentie, c’est une très grande compréhension. Je me suis très facilement identifié à ce qui se jouait dans cette nouvelle et j’ai totalement adhéré à ce qui s’y dit. Ce qui m’intéressait beaucoup, c’est ce que dit Takatsuki, la jeune conductrice, à Kakufu dans la voiture : on ne peut pas voir dans l’âme des autres, mais pour essayer de comprendre l’autre, il faut commencer par regarder à l’intérieur de soi. Cela peut paraître évident, pour autant ce n’est pas quelque chose auquel j’ai adhéré intellectuellement, mais émotionnellement, car cela m’est arrivé de l’éprouver. Dans la nouvelle de Murakami, les mots choisis dans cet échange le sont avec une grande précision. Takatsuki essaye de dire vrai, d’avoir une parole très authentique. Cela s’entend aussi à sa voix. Cela m’intéressait beaucoup de travailler sur le ressenti qu’on peut avoir lorsqu’on écoute quelqu’un nous parler et que notre cœur est touché. C’est une expérience que j’ai vécue et il m’intéressait de m’y reconnecter pour la mettre en images.  

Cela induisait un temps de narration long, pour que se déploie justement ce que vous décrivez…

Le film a, je crois, la durée nécessaire à ce voyage lors duquel Kakufu va accepter de voir en face ce qu’il a toujours nié. Au début, on comprend que c’est un homme connu, intelligent, sérieux et loyal. Dès lors qu’il se sent trahi par sa femme, il va éprouver un trouble mais refuse de regarder les choses en face. Ce voyage lui permet de se mettre en phase avec ce qu’il a ressenti au moment de ce traumatisme. Cette prise de conscience-là ne pourrait pas avoir lieu si Kakufu restait seul. C’est grâce à sa rencontre avec une jeune femme qu’il va peu à peu réaliser ce qui lui arrive. L’habitacle de la voiture s’y prête très bien, car le fait qu’il soit clos favorise une attention plus immédiate. Du fait que les regards du conducteur et du passager ne se croisent pas forcément tient le jugement à distance, car inconsciemment, on juge presque toujours celui qui parle et celui qui s’exprime se sent jugé. Être assis côte à côte dans une voiture modifie la dynamique de l’échange : cette posture permet de libérer la parole. Cela dit, mes personnages auraient pu ne jamais se confier l’un à l’autre. C’est ce couple chez lequel ils vont dîner qui les aide à trouver un terrain commun pour échanger, car l’un et l’autre ne sont pas très expansifs de nature. À partir du moment où ils comprennent qu’ils partagent une expérience commune, la parole se libère. Je crois que ce temps du voyage en voiture est le temps nécessaire pour que la prise de conscience de Kakufu puisse se faire.

Tchekhov et son Oncle Vania sont aussi des catalyseurs. Comme dans le film de Louis Malle, Vanya, 42ème rue, cette œuvre permet un dialogue intime entre le théâtre et la vie…

Je n’ai pas vu le film de Louis Malle. Oncle Vania est cité dans la nouvelle de Murakami. Cela dit, si en lisant la pièce, je n’avais pas trouvé qu’elle correspondait à l’esprit de mon film, je ne l’aurais pas intégrée. Mais en la relisant, je me suis rendu compte à quel point faire dire ces répliques à Kakufu permettait de parler du personnage et de faire ressentir la puissance de ce texte. Chez Tchekhov, les répliques sont denses et les personnages s’expriment de manière outrancière parfois, mais cela permet à l’acteur d’aller chercher des choses qu’il ne soupçonnait pas avoir en lui. Ce qui m’intéressait chez Tchekhov, c’est son universalité. Toutes les répliques que j’ai conservées sont celles qui évoquent des sentiments et permettent de révéler les émotions des personnages en dépit des lieux et des époques.

Comme l’habitacle de la voiture, la scène de théâtre est aussi un espace de parole où se révèlent vos personnages…

Il y a, en effet, des correspondances entre la scène et la voiture. Si la parole se libère, c’est aussi parce que la conversation n’est pas obligatoire. Dans une étape intermédiaire de mon scénario, Misaki disait que lorsqu’on est en voiture, c’est comme si la ville nous parlait, nous interrogeait et nous incitait à lui répondre. J’ai coupé cette phrase de dialogue, car je trouvais qu’elle soulignait trop le propos, mais cette idée est présente dans le film : en voiture, nous répondons à des stimuli, qu’ils soient sonores ou visuels, qui nous mettent en situation de communication. Sur scène, le fait de jouer un texte devant un public permet parfois d’exprimer des choses qu’on ne parvient pas à exprimer par ailleurs. Le texte, de ce point de vue, est un très bon exutoire, et la scène, le lieu de la libération de la parole. Le texte, et en particulier celui de Tchekhov, nous interroge et nous lui répondons par l’intermédiaire de notre voix. C’est le mouvement du film : chacun y est exhorté à répondre à une demande. Cela se retrouve à la fin, quand Takatsuki évoque le fait qu’il faut procéder à une introspection avant d’aller regarder l’autre.

Ryûsuke Hamaguchi par Laurent Koffel. Cannes 2021.
Pourquoi Hiroshima comme toile de fond de cette histoire ? Connaissez-vous, par ailleurs, le film d’Alain Resnais, Hiroshima mon amour ?

Je crois qu’on peut retrouver dans le film l’énergie que j’ai ressentie en me rendant à Hiroshima. C’est une ville qui a été presque intégralement rasée il y a soixante-dix ans et qui s’est reconstruite de manière exemplaire. Lorsqu’on s’y rend, on est frappé par la beauté de l’architecture et des paysages. C’est une ville qui ne fait pas ressentir le fait qu’elle a vécu une catastrophe de cette ampleur-là. L’esprit de paix s’y fait sentir, dans son mémorial mais aussi dans quantité de détails qu’on peut y observer. Par exemple, j’ai tenu à filmer la centrale de tri de déchets qui, pour ne pas rompre le chemin du mémorial de la paix qui la traverse, a été construite en forme de U inversé.

Mais le choix de Hiroshima est un choix par défaut. Initialement, nous devions tourner à Pusan en Corée, et à cause du Covid, cela n’a pas été possible. Hiroshima n’a donc pas été choisie pour sa valeur historique, mais plutôt pour des raisons logistiques, car il y est très facile d’y tourner des plans en voiture. En outre, elle donne à voir de très beaux paysages.

Quant à Hiroshima mon amour, c’est un film que j’ai vu et c’est vrai que le personnage d’Emmanuelle Riva et celui de Kakufu pourraient être superposés, mais il n’y avait pour moi aucune référence directe à ce film.

Une force tranquille traverse votre film. Sur quoi prenez-vous appui pour vous guider à l’écriture, au tournage, puis au montage ?

J’avais à cœur que Drive My Car soit comme une rivière qui s’écoule, qu’il progresse en douceur. Pour cela, il y avait deux lieux, la voiture et la scène, dont nous avons parlé. La question se posait, dès lors, du sens dans lequel devait avancer la voiture. La construction des plans a été pensée en fonction de ce sens, afin de créer la fluidité recherchée. Dans le théâtre, il fallait travailler les jeux de regard entre la scène et la salle, de sorte que le spectateur puisse se laisser porter sans trop d’effort du début à la fin. L’important était donc pour moi de trouver une cohérence dans les mouvements.

En outre, le sens de la lecture n’est pas le même en Orient et en Occident. Le ressenti n’est donc pas identique selon le mouvement de la voiture et selon les publics...

Au Japon, on roule à gauche, et on lit de haut en bas et de droite à gauche, en effet. Je n’ai pas réfléchi au sens de lecture, mais quand j’ai préparé le film, j’ai repensé à La Rivière rouge de Howard Hawks dans lequel des vaches sont en mouvement. Elles doivent être emmenées de l’est à l’ouest, et dans ce film, ils partent vers la gauche lorsqu’ils vont vers l’ouest et parfois, lors de moments de rébellion, le mouvement se fait vers la droite. Instinctivement, c’est vrai qu’on a tendance à placer l’est à la droite du cadre et l’ouest à gauche, ainsi quand mes personnages vont vers l’est, la voiture avance vers la droite et quand ils vont vers l’ouest, elle va vers la gauche. Mais je n’ai pas poussé la réflexion plus loin quant à l’effet que cela pouvait produire sur le cerveau des spectateurs !

En tant que cinéaste, vous posez-vous la question de l’influence, de l’impact de vos films sur le réel ?

Je suis la preuve vivante qu’un film peut bouleverser la vie de quelqu’un. Des films m’ont changé, moi, au point d’avoir envie de devenir cinéaste. J’ai toujours en tête la possibilité de cet impact sur les spectateurs, mais je ne fais pas de films avec l’intention de changer la vie de qui que ce soit. Pour autant, j’espère que Drive My Car pourra susciter des déclics.