Cannes 2024 : Megalopolis de Francis Ford Coppola

Polycritique

Très attendu sur la Croisette, Megalopolis de Francis Ford Coppola a divisé notre bande. Voici trois avis complémentaires.

Synopsis : Megalopolis est une épopée romaine dans une Amérique moderne imaginaire en pleine décadence. La ville de New Rome doit absolument changer, ce qui crée un conflit majeur entre César Catilina, artiste de génie ayant le pouvoir d’arrêter le temps, et le maire archi-conservateur Franklyn Cicero. Le premier rêve d’un avenir utopique idéal, alors que le second reste très attaché à un statu quo régressif protecteur de la cupidité, des privilèges et des milices privées. La fille du maire et jet-setteuse Julia Cicero, amoureuse de César Catilina, est tiraillée entre les deux hommes et devra découvrir ce qui lui semble le meilleur pour l’avenir de l’humanité.

Du haut de sa carrière somptueuse et de ses 85 printemps, Francis Ford Coppola signe Megalopolis, son testament de cinéma. Cette œuvre démesurée, dont il rêvait depuis quarante ans, s’avère aussi fulgurante qu’imparfaite. Dans un élan profondément émouvant, le cinéaste lance un message politique aux jeunes générations de son pays, telle une bouteille à la mer.
L’œuvre déstabilise dès son introduction par sa densité d’images enchevêtrées et de propos alambiqués. Le développement est à l’avenant, le récit repose sur les épaules d’Adam Driver, impeccable dans le rôle d’un architecte démiurge. Ce dernier est en conflit ouvert avec le Maire de la Ville, Franklyn Cicero, opposant au projet d’une citadelle utopique : New Rome.
Coppola fait dès le départ le pari d’un lâcher-prise du spectateur qu’il entend placer sous hypnose au milieu d’un déluge de décors, de costumes, d’effets spéciaux, touchant aux limites même du kitsch et du « bon goût » à l’américaine : il a gardé une foi intacte dans les capacités de son art, un cinéma total où tout est possible et notamment mélanger les genres : le péplum de Caligula de Tinto Brass se mêle à l’univers Comics de Gotham City du Batman de Tim Burton, tandis qu’une multitude de fondus enchaînés et de triptyques dignes d’Abel Gance se suivent sans discontinuité. Si le spectateur peut craindre le malaise face à cette tornade plastique, fort heureusement Coppola produit une intrigue captivante, noire et vénéneuse à propos d’un monde de puissants, leurs complots et leurs trafics d’influence. Il campe aussi des personnages charnels, complexes, pétris de doutes, épris d’amours et souvent contrariés. La maestria de Coppola se déploie ici magnifiquement à figurer une humanité de résistants à conjurer leurs démons face au gouffre de la décadence prête à les avaler tout cru. Il met en exergue cette fatalité de destruction d’élus ou dictateurs fortunés mettant en danger le peuple et la démocratie. Le père de la saga du Parrain prouve ainsi qu’il est resté en effet un démocrate convaincu, ce n’est pas banal, et il l’affirme au mégaphone dans Megalopolis. En ces temps d’orage aux Etats-Unis et dans le monde, sans chercher à analyser plus avant la valeur hors norme du film, la voix du patriarche Coppola compte, rassure et fait du bien.

Olivier Bombarda

Dans les premières images de Mégalopolis, l’architecte César Catilina (Adam Driver) se penche d’un building et, le pied dans le vide, claque dans les doigts. Des centaines de mètres plus bas, les taxis jaunes se figent, il a le pouvoir d’arrêter le temps. « L’architecture, c’est le temps gelé dans l’espace » expliquait joliment Francis Ford Coppola à l’issue de son film. C’est aussi l’impression que l’on a en regardant évoluer les personnages féminins de son Megalopolis : Julia Cicero, la gentille muse, face à Wow Platinium, la femme blonde et vénale, prête à tout pour épouser un banquier décati et milliardaire. Rien n’a changé pour le réalisateur du Parrain qui s’est comme fossilisé dans les années 80, quand il sortait Peggy Sue s’est mariée (1986) : une femme, abandonnée par son mari pour une maîtresse plus jeune, qui retrouve son adolescence lors d’un voyage dans le temps. Et si la vision du couple est datée, les scènes de sexe entre Wow et le neveu de son mari nous propulse dans le cinéma de Paul Verhoven Showgirls ou Basic Instinct, en moins bien. Seule la mère de César, jouée par la propre sœur du réalisateur, Talia Shire, dépassée et cruelle, sonne juste. Quand Megalopolis ne rime pas avec féministe…

Claire Steinlein

Il est amusant de découvrir Megalopolis de mégalo-Francis la même année que celle où Cannes Classics nous offrait la restauration du Napoléon d’Abel Gance. Les deux films ont beaucoup en commun : un goût certain pour le grandiloquent, l’envie d’offrir une œuvre monstre signée par un artiste de génie, et le désir ardent de révolutionner le cinéma. Mais Napoléon a presque cent ans, et on peut comprendre ce rêve formel et esthétique un peu boursouflé à une époque où le cinéma était un art naissant, au stade de l’expérimentation. Megalopolis se veut révolutionnaire, mais il semble dans son esthétique numérique de publicité Thierry Mugler circa 2004 incroyablement daté. Quant à son propos, ré-interprétation kitsch de la Rome antique digne d’un film érotique des années 1970 (on pense beaucoup au Caligula redécouvert à Cannes l’an passé, et ce n’est pas forcément une bonne chose), il tente vainement d’utiliser de grands mots, de convoquer Shakespeare, de parler en latin, pour ne finalement pas dire grand-chose. En dépit de ses promesses, Megalopolis ne raconte rien sur l’architecture, la ville ou l’urbanisme. Rien que de vagues histoires d’amour qui ne semblent pas avoir eu le memo de la représentation des personnages féminins post-#MeToo. Pour la révolution ou l’originalité, on repassera. Reste la tendresse de découvrir un cinéaste s’offrir à lui tout seul son rêve de cinéma à plusieurs centaines de millions de dollars. Qui d’autre que Coppola aurait pu se le permettre ?

Pierre Charpilloz