Le cinéma à l’heure des tragédies 2.0

Rencontre avec Benjamin Dickinson

Dans son premier film Creative Control (en salle le 9 novembre et en avant-première au Festival Européen du Film Fantastique de Strasbourg), Benjamin Dickinson joue le rôle d’un publicitaire débordé par la technologie qu’on lui demande de marketer, en l’occurrence une paire de lunettes dévolue à la réalité augmentée. Le cinéaste reprend des thèmes intemporels pour explorer le désarroi de personnages évoluant dans un futur proche. Creative Control est-il un film moderne, visionnaire ou la nouvelle définition de l’œuvre d’anticipation ?

Tout d’abord, je dois préciser que nous avons eu l’occasion de découvrir le film à Berlin, à l’European Film Market. Tout le monde nous disait d’aller voir ce nouveau film de science-fiction. Est-ce que vous rejoignez cette idée ? Creative Control est-il un film de science-fiction ?

Je pense que nous vivons la science-fiction au quotidien et qu’il est donc impossible de faire un film sur la société contemporaine sans qu’il s’agisse, à un certain niveau, de science-fiction.

Techniquement, je pense que Creative Control peut être défini comme un film de « fiction spéculative », puisqu’il se fonde sur une technologie QUASIMENT existante. Mais ces distinctions n’ont pas grande importance à mes yeux.

Pensez-vous que Creative Control puisse être considéré comme un film de genre ?

Une des choses les plus stimulantes aujourd’hui, c’est qu’il est possible de transgresser les règles. Je pense que Creative Control a des facettes de plusieurs genres. C’est de la science-fiction, une comédie noire, une romance, une satire sociale et plus encore un film italien des années 1960 (oui, c’est un genre en soi, à mes yeux). Pour être tout à fait honnête, je suis lassé du genre pur et dur, parce qu’il est de plus en plus complexe de proposer une expérience unique en respectant la mécanique d’un genre donné. Nous avons vu trop de films très calibrés pour qu’ils nous surprennent encore.

Le film insiste sur la multiplicité des moyens de communication, sur la réalité augmentée et plus particulièrement ces « smart glasses ». Mais vous optez pour des choix de mise en scène très classiques, de la superbe photographie en noir et blanc à l’usage de musique baroque. C’est paradoxal en un sens.

Pour moi, les problèmes humains du film (l’hypocrisie, l’ambition, l’envie, l’ennui, le désenchantement) sont très classiques. Mes personnages ont les mêmes problèmes que ceux d’Antonioni, de Fellini, de Woody Allen, d’Ibsen, de Tchekhov et même que ceux de la tragédie grecque classique. Je n’y vois donc pas un paradoxe, mais plutôt une boucle. Les choix esthétiques sont totalement intentionnels et forcément très importants. Comme nous vivons dans un monde technologiquement hyperconnecté, il me paraît utile de prendre un peu de recul et d’observer les personnages dans leur environnement.

Même leur univers, avec ces cloisons vitrées, nous en dit beaucoup sur leur état psychologique. Ils sont en démonstration permanente et observent les autres dans une situation analogue au travers d’écrans et de vitres. Leurs émotions sont projetées vers l’autre, mais l’autre n’est alors qu’un objet. C’est un monde de verre, d’objectifs, de miroirs. C’est un monde froid, dépourvu de chaleur et d’amour. Si j’avais tourné le film à renfort de gros plans, caméra à l’épaule et avec un montage très fractionné, très cut, je vous aurais en un sens fait la promotion de cet univers.

Et je ne veux pas le rendre séduisant, je veux le critiquer.

Dans Creative Control, vous utilisez les mêmes partitions, les mêmes morceaux que Stanley Kubrick dans Barry Lyndon.

C’est, bien sûr, un choix conscient. Peut-être que j’en ai trop fait en tentant d’imiter le plus grand cinéaste de tous les temps. Je n’ai pas pu m’en empêcher. Pour moi, Barry Lyndon et Creative Control ont des thèmes semblables. On entend Schubert dans le film de Kubrick lorsque Redmond s’approche de Lady Lyndon sur le balcon au clair de lune. C’est une scène très romantique, mais aussi complètement ridicule, puisque totalement fabriquée et artificielle.

L’univers de Barry Lyndon est dicté par des règles hypocrites et ridicules au sujet de la richesse, des classes, de l’honneur et du sexe. Dans les deux films, vous retrouvez des personnages qui s’efforcent de gravir l’échelle sociale et sont victimes de leur ambition. Mais peut-être que, là, je me laisse emporter…

Si je vous dis que Creative Control est un film sur la manière dont la technologie vient pervertir tous les aspects de nos vies, même la romance, est-ce que vous me rejoignez sur ce postulat ?

J’utiliserais un terme différent que « pervertir ». Je pense que nous sommes dans une relation cocréative avec la technologie. Nous créons ces outils et ils nous façonnent en retour. Les êtres humains usent de la technologie depuis toujours. L’agriculture a, par exemple, été une évolution technologique fondamentale. Elle est (et beaucoup ne me rejoindront pas sur ce point) responsable de la conception moderne du mariage. Donc, effectivement, la technologie façonne nos vies, même nos vies sentimentales, surtout nos vies sentimentales. La réponse n’est pas de s’en détourner. Nous devons agir avec une conscience accrue, moins de morale, moins de peur, plus d’amour. C’est, bien sûr, plus simple à dire qu’à faire.