Filmer l'invisible

Entretien croisé avec Cristèle Alves Meira et Lucas Delangle

Leurs premiers longs-métrages ont été présentés la même journée lors de la 75e édition du Festival de Cannes. Alma Viva de Cristèle Alves Meira à la Semaine de la Critique et Jacky Caillou de Lucas Delangle, en ouverture de l’ACID. Par le plus grand des hasards, nous les avons découverts l’un à la suite de l’autre et force fut de constater qu’ils se font grandement écho. Ces deux histoires prennent appui sur une puissante relation entre une grand-mère dotée d’un don – l’une est chamane dans Alma Viva, l’autre est magnétiseuse dans Jacky Caillou – et sa petite-fille ou son petit-fils, qui en aurait hérité. L’action se déroule dans les montagnes – au nord-est du Portugal, dans Alma Viva ; les Alpes, dans Jacky Caillou. Et ces films font entendre les voix chantées de leurs jeunes protagonistes. Autre point commun : leur casting compte une large part d’acteurs non professionnels. La tentation était donc grande de réunir Cristèle Alves Meira et Lucas Delangle, le temps d’un bref échange sur la Croisette.

Cristèle Alves Meira et Lucas Delangle. Photo : Yann Vidal.
D'où vous vient à chacun cette idée d'une transmission d'un don d'une grand-mère à son petit-enfant et le désir de filmer ce lien puissant entre eux ?

Cristèle Alves Meira : Dans mon cas, c’est autobiographique. Ma grand-mère a été considérée comme une sorcière, car elle avait des dons de clairvoyance. Il faut dire aussi que dans son village au Portugal, il est très fréquent d’être accusé(e) de jeter des mauvais sorts. Même dans les années 1980, il n’était pas rare d’aller au tribunal pour en découdre. Je me suis documentée sur le terrain, dans cette ruralité, mais je tiens à préciser qu’on retrouve aussi cela dans les villes, où existent ces manières de se soigner qui sortent des sentiers traditionnels.

Lucas Delangle : Cette idée me vient du village de la Sarthe où je suis né et où l’on trouve beaucoup de rebouteux. Mon père était le médecin généraliste du coin et il me racontait les histoires de magnétiseurs qu’il entendait et auxquelles il ne croyait pas du tout. Moi, cela me fascinait. J’ai rencontré des magnétiseurs pour faire ce film et j’ai constaté qu’il était récurrent que ce don se transmette de mère à fils ou de père à fille. J’avais envie raconter une histoire intergénérationnelle et j’aimais l’idée que ce soit un jeune homme qui reprenne la « boutique » de sa grand-mère, avec la part de mystère qui accompagne cette transmission.

Alma Viva. Copyright Tandem Films.
Ce rapport à l'invisible est-il à l'origine de votre désir de cinéma ?

Cristèle Alves Meira : Je suis née en France de parents portugais et j’ai grandi dans une famille où les femmes avaient un lien à l’occulte assez fort. Ma mère me soignait avec des plantes et des thés, et l’on croyait aux esprits. Cela fait donc partie de mon éducation et j’ai toujours eu la curiosité d’aller interroger ce qui se passe au-delà des choses, au-delà du réel, et le cinéma est l’outil le mieux placé pour aller questionner le hors-champ et l’invisible.

Lucas Delangle : Je viens d’une famille ultra-rationnelle pour ma part, mais j’ai constaté que la vie ne ressemble pas tout à fait à ce qu’on m’a appris. Je me suis donc ouvert progressivement à cette question de l’invisible. Réussir à filmer l’invisible est pour moi un vrai défi de cinéma. Cela demande une attention au vide entre les gens, aux corps, qui m’a beaucoup importé dans ma manière de filmer, qui était artisanale. Cela induit un jeu avec la lumière et le son.

Les mains, le toucher, les corps, morts ou vivants, sont très présents dans vos films respectifs.

Cristèle Alves Meira : Dans Alma Viva, les corps sont presque au centre de mon attention ! Ils sont malmenés et s’assument dans une certaine intimité. Il y a, par exemple, cette scène où la grand-mère se fait laver. On voit une vieille femme nue, qui assume ses formes et une certaine sensualité. Elle est transgressive de ce point vue, autant que par ses pouvoirs magiques. J’avais envie de filmer le rapport féminin et charnel d’une petite-fille à sa grand-mère. Cette familiarité va basculer, et de la tendresse, on passe à une certaine brutalité dans cette famille qui va se déchirer pour des questions d’héritage. Ces corps racontent une histoire, disent beaucoup de choses. Pour raconter la ruralité, j’ai travaillé avec des acteurs non professionnels, des gens qui ont déjà l’histoire de la terre dans leurs mains et leur façon de parler. Mes acteurs professionnels, eux, ont dû passer du temps sur place pour s’imprégner de cette ruralité ; j’étais très attentive à ce qu’ils soient crédibles.

Lucas Delangle : Moi aussi, j’ai travaillé avec des acteurs non professionnels, dont ceux qui constituent le groupe d’éleveurs. Leur vie, leur histoire est intégrée à leurs corps. Dans les séances de magnétisme, il me semble qu’il y a de la sensualité, que ce soit quand la grand-mère est avec ses patients ou quand Jacky soigne Elsa à son tour. Cette expertise du corps de l’autre est quelque chose que j’avais observé chez les magnétiseurs, en constatant que leurs gestes sont beaucoup plus doux que ceux d’un médecin. Comme si un amour transparaissait.

Jacky Caillou. Copyright Best Friends Forever.
La nature, la montagne, la forêt sont dominantes dans vos films.

Cristèle Alves Meira : Les montagnes de mon film sont celles que j’ai parcourues quand j’étais enfant. Quand je les filme, j’ai l’impression qu’elles racontent le temps présent, mais aussi qu’elles sont chargées d’une mémoire qui me dépasse et qui est celle de mes ancêtres. En outre, ce sont des montagnes arides, qui m’évoquent le western. C’est une mythologie que j’avais envie de convoquer en lien avec les conflits, les duels qui opposent les villageois dans mon récit. La nature se réveille et devient menaçante. Cela évoque, sur le plan rationnel, les incendies d’été bien connus au Portugal, et, sur le versant des croyances populaires, ce feu, qui serait, dit-on, provoqué par la sorcière du village.

Lucas Delangle : Dans les montagnes où j’ai tourné, le loup est sujet à de violents débats. La montagne fait aussi office de figure tutélaire. Quand Jackie va rendre hommage à ses parents morts avec sa grand-mère, il traverse une sorte de brousse et un flanc de montagne qui me permettaient de faire sentir l’étape émotionnelle franchie par Jacky.

Cristèle Alves Meira : Durant toute mon enfance au Portugal, j’ai entendu les loups. Ils ont disparu, mais je les ai fait revivre au son dans mon film. À un moment, au scénario, il y en avait un, avant que j’y renonce.

Cristèle Alves Meira et Lucas Delangle. Photo : Yann Vidal.
Dans chacun de vos films, vos jeunes héros chantent à un moment ou à un autre. Leurs voix ont quelque chose de cristallin.

Lucas Delangle : Mon personnage fait de la musique en utilisant un thérémine, une antenne qui émet un son quand on approche sa main. Il chante peu, car il est très pudique, et j’aimais la fragilité dans sa voix. Son chant est ce qui crée le miracle final. J’aimais cette mise à nu que le chant provoque chez lui.

Cristèle Alves Meira : Si Salomé chante dans mon film, c’est parce que mon actrice a une très jolie voix. Au scénario, les prières avec sa grand-mère à Saint-Georges devaient être récitées, mais comme elle chante très bien, je ne voulais pas me priver de ce plaisir-là. J’ai donc intégré une mélodie, qui apportait quelque chose de lyrique au film et rendait ces prières moins solennelles.

Quelle est votre définition personnelle de la grâce ?

Lucas Delangle : J’ai l’impression que c’est quelque chose qu’on passe son temps à traquer sur le visage des gens. On travaille pour que ça arrive. Et parfois, c’est une toute petite chose. C’est assez indéfinissable.

Cristèle Alves Meira : Quand elle arrive sur le plateau, il y a un silence qui n’est comparable à aucun autre silence. La grâce, c’est un moment de justesse entre tous les éléments, la terre, le feu, le vent et notre concentration. Un ange passe. Je l’ai vécu sur le plateau. Pas tous les jours, mais quand ça arrivait, c’était beau. Magique.