Chaplin au féminin

#3 Edna, la complice

L’année 2019 marque le 130e anniversaire de la naissance de Charles Chaplin, ponctués de plusieurs événements, dont la sortie en salle de dix longs-métrages et un programme de trois courts-métrages Charlot s’amuse. Bande à Part vous propose un feuilleton critique sous l’angle du féminin, choisi par par Nadia Meflah, pour réinterroger son œuvre.

1915, Chaplin fait du cinéma depuis moins d’un an et c’est véritablement auprès d’Edna Purviance qu’il construit et approfondit la figure du tramp. Elle fut sa première compagne à l’écran, comme à la vie. Edna Purviance rayonne à l’image par sa douce drôlerie.

 

Pour leur documentaire Chaplin inconnu, Kevin Brownlow et David Gill, deux éminents historiens du cinéma, ont déniché une scène inédite tirée des rushes de Charlot s’évade (1917). Charlot est un prisonnier en cavale. Il a trouvé refuge chez une belle damoiselle de la haute bourgeoisie, qu’il a fortuitement sauvée de la noyade avec sa mère. Bien vite, la jeune femme, qui ignore tout de son identité réelle, se laisse séduire par son sauveur. Dans la scène coupée au montage, nous le voyons lui prédire l’avenir en lisant les lignes de la main : elle aura cinq enfants, lui annonce-t-il, catégorique. Et vous ? lui demande-t-elle. Oh moi, beaucoup, vraiment beaucoup, fait-il, en agitant ses deux mains, suggérant qu’il n’a pas assez de doigts !

Edna Purviance n’aura aucun enfant. Alors que Charles fondera une véritable dynastie : dix enfants, deux garçons avec Lita Grey, sa seconde épouse, et huit avec sa dernière femme, Oona O’Neill Chaplin.

Jeunes comme le cinéma

 

Lorsque Edna Purviance et Charles Chaplin se rencontrent, au tout début de l’année 1915, ils ont le même âge que le cinéma : lui n’a pas encore 26 ans, elle tout juste 20.

Le 14 novembre 1914, Charles Chaplin décroche un nouveau contrat à l’Essanay, après avoir passé près d’un an sous contrat chez Mack Sennet. Pour quatorze films réalisés, il sera payé mille deux cent cinquante dollars la semaine. Du jamais vu ! La compagnie a été fondée par G. M. Anderson et George K. Spoor à Chicago, en 1907. Le nom Essanay correspond aux initiales prononcées des deux fondateurs : S and A. En ce mois de janvier 1915, le froid est glacial à Chicago. Aux températures qui peuvent frôler les moins 30 degrés s’ajoutent les conditions de travail déplorables. Tout est chichement calculé, mesuré. Après avoir réalisé son premier court-métrage, Charlot débute, Charles Chaplin décide de retourner en Californie, au studio de Niles, loin du froid et des chicanes de l’administration Essanay. Il fait venir sa toute nouvelle troupe, débauchant même de nouvelles recrues. Mais il lui manque son actrice.

 

         « Je me retrouvais devant le problème de découvrir une jolie fille pour jouer la vedette féminine. » (Charlie Chaplin, Histoire de ma vie, Ed. Robert Laffont, 1964, Paris).

 

La belle endormie

 

Tout est prêt pour se lancer dans de nouvelles aventures cinématographiques ; l’équipe est au complet, mais Charlot est sans sa belle. Il part à la recherche de la perle rare, parmi les nombreuses filles qui tentent leur chance sur les planches. Combien de girls ont ainsi été repérées tandis qu’elles se trémoussaient, de scène en scène, souvent en petite tenue, hiver comme été ? Avec G. M. Anderson comme compagnon d’armes, Chaplin se rend à San Francisco. Un collègue d’Anderson leur a parlé d’une jolie fille, qui pourrait sûrement faire l’affaire. Elle travaille au Tate’s Café dans Hill Street. Charles n’a pas vraiment le choix, le temps presse, rendez-vous est pris au St. Francis Hotel, un magnifique palace tout neuf.

 

         « Elle était plus que jolie, elle était belle. » (id.)

 

Il remarque son air triste. Réservée, silencieuse, Edna sort d’une histoire malheureuse, elle est encore sous le chagrin. Chaplin s’interroge : est-elle réellement capable de jouer la comédie ? Blonde avec de grands yeux doux, elle cache sous ses dehors sérieux une malice et un sens inné de l’humour qui d’emblée conquièrent Chaplin. La veille du tournage de leur premier film ensemble, une party est organisée au studio. Un brin vantard, Charles affirme qu’il est capable d’hypnotiser n’importe qui en quelques secondes. Tout le monde est bluffé, sauf Edna. Elle le met au défi. Il tente de la persuader de renoncer à se faire hypnotiser, les risques sont réels. Elle ne renonce pas. Voici le fanfaron coincé, contraint de démontrer ses prétendus talents d’hypnotiseur. Comment va-t-il s’en sortir ? Le chronomètre est lancé : soixante secondes et pas une de plus. Tout le monde est aux aguets. Chaplin se lance : faites semblant, lui souffle-t-il à l’oreille. Elle feint, s’endort et s’évanouit – inconsciente, croit le public, mais en fait pleinement consciente du gag. C’est sa première improvisation avec Chaplin. Il a trouvé sa comédienne.

Compagne de jeux

 

Pendant huit ans, Edna et Charlie vont tourner ensemble, trente-cinq films au total, dont Le Kid et L’Opinion publique. C’est la période heureuse où Chaplin peaufine son personnage, lui faisant vivre auprès de sa compagne toutes les péripéties du migrant dans cette terre nouvelle qu’étaient à la fois le cinéma et l’Amérique. Parcourant avec elle toutes les strates de la société américaine, ensemble ils jouèrent au couple, qu’elle soit jeune fille d’armateur et lui marin (Charlot marin, 1915), grande bourgeoise et lui évadé de prison (Charlot s’évade, 1917) secrétaire amoureuse du patron et lui homme de ménage (Charlot à la banque, 1915) et même sa gitane alors qu’il joue avec panache et dérision le torero transi d’amour pour sa Carmen (Charlot joue Carmen, 1915)…Elle fut aussi celle qui lui permit de revisiter son enfance pathétique dans son film le plus célèbre, Le Kid.

Il faut rappeler combien Chaplin, en moins de deux ans, devient une star : des effigies sont fabriquées à son image – on invente pour lui le concept de merchandising. Le studio reçoit des milliers de lettres de spectateurs conquis. Lorsqu’il traverse l’Amérique, des foules enthousiastes l’acclament. La chaplinmania est née.

 

         « J’étais léger et libre, j’avais 27 ans, avec devant moi de fabuleuses perspectives et un       monde aimable et attrayant. D’ici peu de temps, je serais milliardaire : tout cela me semblait un peu fou. » (id.)

 

Travailler avec Edna, c’est s’aimer à l’écran comme à la ville. La vie circule et pénètre le plateau de cinéma. Nul besoin de feindre des sentiments d’amour, il suffit de les laisser s’épanouir sur grand écran. À revoir Le Vagabond ou Charlot à la banque, il est remarquable de lire sur le visage de Charlot tout ce qu’il laisse transparaître et qu’il accentuera jusqu’au summum du masochisme, quinze ans plus tard, avec Les Lumières de la ville : l’amour n’est que souffrance dont il porte les stigmates. Regard supplicié, attente désespérée, visage défait. Elle ne me voit pas, elle me tourne le dos. Je ne suis rien pour elle.

 

L’amour en fuite

 

Mais Edna délaissera Charles. Fatiguée de le voir ailleurs, entouré de femmes si belles qui veulent l’accaparer, elle fera comme lui, sortira le soir pour éviter d’être là quand il l’appelle. Pourtant il l’aime, et a même pensé l’épouser. Mais il ne lui en a jamais parlé.

 

         « Nous avions chacun des intentions sérieuses et, au fond, j’avais l’idée qu’un jour nous pourrions peut-être nous marier, mais je me posais des questions en ce qui concernait Edna. Je n’étais pas sûr d’elle, et cela me rendit moins sûr de moi. » (id.)

 

Serait-elle lasse de l’attendre ? Il est capable d’oublier le monde entier lorsqu’il travaille. Il avoue dans ses Mémoires l’avoir « souvent négligée ». Et surtout, elle ne supporte plus de le voir avec d’autres femmes. Elle a trouvé un subterfuge pour le ramener à ses côtés : elle s’évanouit, tout comme à leurs débuts, elle joue la comédie. Chaplin tombe dans le piège. Vite, il accourt, affolé, délaissant les jolies filles. Elle se réveille, languide. Il est là, près d’elle. Mais un soir, elle appelle un autre homme à son chevet. Peut-être parce que Charles ne répondait plus assez vite, agacé par sa jalousie. Peut-être aussi pour l’humilier… C’est Thomas Meighan, un comédien de la Paramount, qui se retrouve auprès d’elle et la réveille. Il est connu, grand et robuste, a l’allure virile. Il est différent de Charles. Cette nuit-là, il devient son amant.

 

         « Je n’en croyais pas mes oreilles. Mon orgueil était atteint ; j’étais scandalisé. Si c’était vrai, alors ce serait la fin de notre liaison. » (id.)

 

Mais cet orgueil ne résiste pas une journée. Chaplin – comme le Charlot des films – n’a jamais renoncé à implorer, à quémander encore et encore tout l’amour possible.

 

« Je parlais une heure au téléphone, nerveux et bouleversé, cherchant un prétexte pour nous réconcilier […] Je me pris pour elle d’un renouveau de passion. » Elle hésite. « J’insistais, à vrai dire, je suppliais, j’implorais, laissant tomber mes défenses et mon orgueil. » (id.)

 

Elle lui revient. Rasséréné, il peut reprendre le chemin du plateau pour se remettre au travail. Mais trois semaines plus tard, Edna vient au studio chercher son salaire. Au bras de son amant, Thomas.

 

         « En ce bref instant, Edna devint une étrangère, comme si je la rencontrais pour la première fois de ma vie. » (id.)

 

Malgré la rupture, Edna reste une habituée du studio et une amie de Charles. Elle aime créer ses propres scrapbooks, ces albums faits de photos et d’images, remplis de souvenirs et de nostalgie. Elle s’applique à recueillir tout ce qu’elle trouve sur Charles. Elle colle, elle note, elle assemble. Réservée et présente, proche et lointaine de celui qui fut son grand amour. Ils continuent l’aventure du cinéma à la Mutual, puis à la First National, et aux Artistes Associés. Avant de laisser la place à une autre muse, il offre à Edna deux sublimes chants d’adieu : Le Kid et L’Opinion publique.

 

Un film perdu à jamais

 

Or sa carrière ne décolle pas. Il veut l’aider, souhaite qu’elle s’émancipe de lui et des studios Chaplin pour accéder enfin à la gloire. Il décide alors de devenir le producteur d’un jeune et talentueux cinéaste, Joseph von Sternberg. Impressionné par son film The Salvation Hunters (1924), Chaplin pressent aussi que c’est auprès de ce génial cinéaste viennois qu’Edna pourra accéder au rang de grande actrice. Charles Chaplin a conçu un mélodrame digne de Dickens, sa référence. L’action se déroule dans les docks de Monterey en Californie. Ce film, s’intitulera A Woman of the Sea – dans la suite du précédent film où Edna tenait le rôle principal ; A Woman of Paris, titre original de L’Opinion publique. Deux sœurs élevées dans une famille de pêcheurs de Monterey. L’une, Joan (Edna Purviance), est la jeune fille idéale, bonne à marier ; l’autre, Magdalen (Eve Southern à l’écran), plus piquante et sulfureuse, est courtisée par un solide pêcheur. Mais lorsqu’un romancier pointe son nez à Monterey, Magdalen s’enfuit avec lui à New York, et cède sans regret le pêcheur ennuyeux à Joan, qui l’épouse. Mais Magdalen revient à Monterey. Le tournage du film, retitré The Sea Gull, puis The Woman Who Loved Once, puis à nouveau A Woman of the Sea, débute en mars 1926 et s’achève en juin de la même année. Chaplin ne donna jamais son entière approbation pour la sortie du film, à la fois sur des divergences du scénario, Chaplin étant plus enclin à une vision réaliste, alors que Joseph von Sternberg tablait sur un mélodrame plus baroque. Edna Purviance avait aussi énormément de mal à jouer comme à ses débuts ; elle avait pris du poids et surtout, elle buvait. Ce sera sa dernière performance, s’éloignant définitivement du cinéma avant d’être créditée dans les deux derniers films hollywoodiens de Chaplin, Monsieur Verdoux (1947) et Les Feux de la rampe (1952).

Malgré leur éloignement, tous deux garderont intact un lien d’amitié et de réciproque estime, et Charles Chaplin lui versera un salaire jusqu’à la fin de sa vie. Edna décédera d’un cancer de la gorge en janvier 1958.

 

Nadia Meflah