Ces séquences qui nous chavirent

Florilège de séquences de films, dont l’émotion nous a emportés et dont on ne se remet pas.

L’Incompris de Luigi Comencini (1966)

 

Andréa et Milo s’ennuient dans leur grande maison bourgeoise isolée, univers clos. Les jeux ne suffisent pas à tuer le temps dans cette vaste propriété en Italie, labyrinthique, où l’on se perd facilement. Les deux enfants s’ennuient, entourés de domestiques indifférents. Le père, consul britannique de Florence, est absent, réfugié dans son travail, et la mère invisible, partie dans un palais imaginaire. Elle est morte, mais le petit Milo, insouciant et capricieux, ne doit pas l’apprendre. Andréa, dans la solitude et le silence, doit le taire. Son père, d’une insupportable dureté à l’égard de son aîné au seuil de l’adolescence, lui a imposé ce lourd secret, et alors que l’enfant ne doit rien dire, il lui reproche de ne rien montrer de son chagrin. Toute douleur rentrée, qui cogne, abominable, il est tenu par ce cruel supplice de l’indicible deuil, sur lequel vient se greffer une injuste disgrâce paternelle. Andréa est l’incompris d’un père dont l’amour se dérobe sur fond de tragédie. Même l’oncle bienveillant et farceur n’y peut rien. Toute tentative pour obtenir cet amour vital échoue, le petit frère jaloux, irrésistible peste pleurnicharde et rouée, œuvrant lui-même à empêcher l’affection paternelle. Comme dans À l’est d’Éden, le fils et le père ne savent pas comment s’aimer et c’est une tragédie. Dans L’Incompris s’y greffe, nœud œdipien, un attachement à la mère, que son trépas a encore renforcé. Il rêve de la retrouver. Andréa le dit à Milo, lors d’une promenade en barque, qui passe sous “l’audaciomètre”, cet arbre aux branches vermoulues où l’enfant défie sa peur. Pour revoir leur mère, il ne suffit pas de fermer les yeux un peu. Il faut les fermer pour toujours. Il faut être mort. La mort de l’enfant rôde, menace prophétique qui s’avance, inéluctable comme sa souffrance, lestant le film du poids de la fatalité. Le nœud se resserre, l’air devient pesant, et quand Andréa se suicide, à la fin, il nous dévaste. Luigi Comencini, le cinéaste de l’enfance, nous apprend que grandir, c’est aussi mourir déjà. Montaigne n’est pas loin, enseignant dans ses Essais que la mort est le but ultime de la vie. Même un enfant peut se condamner, mais le petit être doit avoir le temps de vivre assez pour le savoir. Toute mort d’un enfant nous laisse inconsolables. Tel l’incompris.

Jo Fishley

Illustration : Olivier Bombarda.

Bambi de Walt Disney (1942)

 

Bambi est un faon tacheté très attachant, très attaché à sa maman. Et Bambi, vieux de trois-quarts de siècle, est le cinquième dessin animé de Walt Disney après Blanche-Neige et les sept nains, PinocchioFantasia et Dumbo. On y entend beaucoup de chansons (ça commence ainsi : «  Love is a song that never ends »…) ; on y voit défiler les saisons, rigoler les taupes et hiverner les moufettes ; on y voit des lapins facétieux jouer du tambour avec leurs pattes et cascader les cascades. Tout cela, aussi charmant soit-il, serait passé à une postérité tranquille, rassurante, si ne se produisait à la quarantième minute de cet enchantement sylvestre un peu sucré, une catastrophe, un traumatisme inguérissable, la mort de la mère de Bambi. Les chasseurs dans la plaine, silhouettes noires de menaces inconnues, le vol éperdu des oiseaux prévenus, et puis ce coup de feu fatal, hors champ comme dans les films d’horreur. Puis le grand cerf altier, le prince de la forêt, s’approchant de Bambi dévasté et lui disant : « Ta maman ne sera plus jamais à tes côtés ». Silence. Puis : « Viens ». Silence. Puis : « Mon fils, viens ». Et c’est là qu’on pleure…

Il devrait y avoir prescription de ce chagrin universel, la mort d’une mère. Bambi lui-même s’est consolé, ses bois ont poussé, il a convolé avec la gracieuse Féline, est devenu père à son tour… Mais non, ce n’est pas fini, ne finira jamais. Une preuve ? En 2018, un braconnier multirécidiviste, coupable d’avoir tué des centaines de cervidés, a été condamné par un juge du Missouri à un an de prison. Période au cours de laquelle il aura comme obligation de visionner Bambi au moins une fois par mois. Bien fait.

Danièle Heymann

Le Roi Lion de Roger Aller et Rob Minkoff pour Disney (1994)

 

Il y a deux générations bien distinctes : celles qui a été traumatisée par la mort de la maman de Bambi et celle qui ne se remet pas de celle de Mufasa. Parce qu’on ne s’y attendait pas. Le Roi Lion, l’invincible, piétiné par une tribu de gnous idiots, à cause de son frère mal cicatrisé.

On allait voir un film pour enfants, estampillé Disney, et hop, voilà une histoire shakespearienne avec une mort qui nous laisse inconsolables.  Il faut dire que tout est bien écrit, bien amené.

La guerre de succession, l’adversité entre les deux frères, le « bon » qui a pris le pouvoir et est juste, Mufasa donc, et l’autre tout aigri, dont le nom vient de la cicatrice, Scar. Il y a les préparations, les injonctions chantées de Scar aux hyènes. Et puis le plan. On le voit venir, on est avec Simba, on aimerait le retenir, lui dire de ne pas suivre son oncle, qui ne veut que la mort de son père. Et puis il y a la chute et ce « longue vie au roi » de Scar. Mais ce qui est le plus dur vient encore après… Quand Simba, encore lionceau, tente de réveiller son père, avant de comprendre qu’il ne se réveillera plus. Couche de plus : Scar lui assène que c’est sa faute, et Simba fuit…

Trois couches, trois moments d’une séquence qui traumatise. Elle est sèche, aride comme le désert qui jouxte la savane, et simple : le père est mort, le fils n’arrive pas à y croire et culpabilise. Personne ne chante, pas de fée marraine pour régler tout ça, c’est définitif, et tellement fort.

Parce que les sentiments sont universels entre ce petit lion et son père, parce que la magie de Disney, c’est aussi de nous faire nous identifier à un lion et son roi de père, la mort de Mufasa reste l’une des scènes-clés en termes d’émotion pour toute une génération.

Fadette Drouard

Jeux interdits de René Clément (1952)

 

Une gamine de cinq ans qui erre. Deux gosses qui enterrent des cadavres d’animaux. La délation. Le chantage. La trahison. L’abandon. Le classique signé René Clément est une nouvelle fresque née des traumas et destinées de la Seconde Guerre mondiale. Un terreau de prédilection pour l’auteur de La Bataille du rail, Le Père tranquille, Les Maudits, Le Jour et l’Heure et Paris brûle-t-il ? Cette adaptation par Jean Aurenche et Pierre Bost du roman de François Boyer, Les Jeux inconnus, a fait le tour du monde et marqué des générations. Le Lion d’or à Venise. L’Oscar à Hollywood. Les accords de guitare bouleversants joués par Narciso Yepes. Bien sûr.
Mais surtout… L’horreur de la mort arbitraire, la barbarie qui sommeille dans la part monstrueuse de l’humanité, et cette fillette esseulée, qui va d’incompréhension en incompréhension, et, le temps du récit, d’une séparation initiale atroce en une séparation finale déchirante. Cette Paulette au regard clair, c’est Brigitte Fossey. Brigitte qui crie « Michel » et « Maman », sur le visage et le corps de laquelle s’imprime le gouffre du vide. Puissamment lyrique sur grand écran, oui. Mais profondément abyssal de dévastation.

Olivier Pélisson

Le Tombeau des lucioles de Isao Takahata (1988)

 

Chef-d’œuvre d’animation unanimement reconnu aujourd’hui, Le Tombeau des lucioles d’Isao Takahata est l’un des récits de guerre les plus chavirants, car il est aussi le portrait dramatique (et profond) d’une enfance abandonnée. À l’instar de Jeux interdits de René Clément, qui aura beaucoup inspiré Takahata, le ressort du Tombeau des lucioles est semblable à celui de films – aussi différents soient-ils – comme L’Incompris de Luigi ComenciniBambi ou Dumbo de Walt Disney : une mère aimante, nourricière et protectrice est séparée brutalement de sa progéniture, qui se trouve soudainement livrée à elle-même, faisant face au drame dans un monde en plein chaos. Basé sur le roman (quasi autobiographique) d’Akiyuki Nosaka, qui a vécu les bombardements de Kobe en 1945, le récit du film suit pas-à-pas la désespérance de Seita, un ado de quatorze ans, qui tente de sauver par tous les moyens sa petite sœur Setsuko, un adorable bout de chou nippon de cinq ans, auquel personne ne résiste. Rien ne leur est épargné dans leurs efforts, les pires dangers, la méchanceté des adultes et celle des autres enfants, mais c’est surtout la faim qui donne lieu à des moments d’une détresse éperdue. L’hyperréalisme du dessin cernant le contexte historique joue jeu égal avec la maestria des auteurs à croquer les caractères enfantins, avec une dose de sensibilité telle que même les aspects les plus sereins de l’œuvre persistent, inoubliables, enracinés dans nos petits cœurs de spectateurs tranquilles et néanmoins meurtris.

Olivier Bombarda

Sur la route de Madison de Clint Eastwood (1995)

 

Dans les années 1990, deux quadras, dont la mère vient de mourir, découvrent qu’elle avait un secret, bien gardé. En 1965, alors qu’ils étaient partis à une foire aux bestiaux avec leur père, un étranger passa par leur ferme, demanda son chemin, et quatre jours durant, Francesca Johnson, l’épouse au foyer, et Robert Kincaid, le photographe sans attaches, échangèrent sur le monde, la liberté, l’art et tombèrent irrémédiablement amoureux.

Clint Eastwood, derrière et devant la caméra, réalise un prodige. De même qu’il filme le vent, la chaleur, les mouches, il saisit au vol la naissance des sentiments, le trouble, la curiosité, le désir. Deux êtres qui ont déjà une vie derrière eux se rencontrent, se découvrent, s’apprécient et se rapprochent au point de ne plus faire qu’un seul. Le couple formé par Clint Eastwood et Meryl Streep est une évidence, quelque chose d’une alchimie absolue les lie l’un à l’autre et produit, à l’écran, des étincelles.

Du premier contact physique lorsque, incidemment, comme un geste qu’elle aurait toujours fait, Francesca, tout en parlant au téléphone à une voisine, réajuste le col de chemise de Robert, jusqu’au climax final, échange de regards et de sourires sous une pluie battante, puis, alors que la voiture de Francesca et son mari suit celle de Robert, la main de Francesca accrochée à la poignée de la portière, le corps torturé, convulsé, prêt à bondir pour rejoindre celui qu’elle aime : le déchirement de ces deux êtres est le nôtre. Nos larmes sont les leurs.

La beauté du film d’Eastwood tient au fait que nous savons, par la structure en flash-back, que ces deux-là n’ont pas fui ensemble, que Francesca est restée avec son mari et ses enfants, dans sa vie « de détails », que Robert est reparti sur les routes avec ses appareils photo, sa solitude et son indépendance. Malgré tout, on espère toujours que cette passion ravageuse et inouïe les a emportés loin de Madison, quelque part en Afrique ou ailleurs, et qu’ils se sont aimés au-delà de tout. Et l’on pleure derechef sur leur inéluctable séparation. Et l’éternelle immensité de cet amour de quatre jours.

Isabelle Danel

E.T, l’extra-terrestre de Steven Spielberg (1982)

 

On ne s’y attendait pas. Revoir aujourd’hui  E.T., l’extraterrestre de Steven Spielberg, près de quarante ans après sa sortie, est un choc. On disait, désinvoltes : « film culte » ; on marmonnait comme un mantra nostalgique : « E.T. phone home » ; on évoquait, enchantés, l’échappée belle d’un irrésistible petit garçon (Henry Thomas), s’envolant à vélo dans les airs ; on vibrait encore à l’évocation de cette rencontre fusionnelle entre un terrien esseulé et un gnome sidéral, génial et bancal. Mais on avait soigneusement éloigné de notre mémoire les images traumatiques, les scènes dramatiques génératrices de larmes, mieux, de sanglots ! Le soir d’Halloween, E.T., découvert dans le lit caillouteux d’un torrent glacé, les yeux clos et la peau grise craquelée d’un vieux lézard, semble mort. (Sanglot). Tandis qu’à l’hôpital où on le porte, Elliott, en osmose avec l’agonie d’E.T., est au bord du trépas, un petit ange blond (Drew Barrymore), l’œil humide, pose un chrysanthème anémié sur le cercueil de son grand frère, dont on referme le couvercle… (Sanglot). Avant qu’une providentielle lueur orangée colore la cage thoracique de l’alien, qui reprend vie en même temps qu’Elliott en ressuscitant même la fleur en pot ! Répit lacrymal bienvenu avant la déchirante séparation finale… Bientôt, l’improbable vaisseau spatial s’arrache de la terre. E.T. dit à Elliott : « Viens », Elliott lui répond : « Reste ». E.T. pointe son doigt noueux sur le cœur d’Eliott : « Je serai toujours là ». Alors, à l’apogée de cet hymne à l’enfance et au droit à la différence, la nuit noire s’illumine d’un arc-en-ciel, nous laissant tout loisir de verser nos dernières larmes douces et reconnaissantes.

Danièle Heymann

Yentl de Barbra Streisand (1983)

 

Souvent au cinéma, l’émotion parvient d’autant plus à nous envahir que le film la suggère, tandis qu’elle s’annihile lorsqu’elle nous est directement représentée. Less is more. Dans un film d’horreur, la peur survient lorsque le monstre demeure hors champ. Face à une romance comme Yentl, nos larmes coulent pour combler la pudeur des images.

Ce film musical (repris dans les salles le 12 décembre 2018) est la première réalisation de l’actrice et chanteuse Barbra Streisand, à la fois derrière et devant la caméra (au jeu magnifiquement nuancé, se balançant entre la sobriété de son personnage et les chansons mélodramatiques qu’elle interprète). Il conte l’histoire, située en 1904, de Yentl, jeune juive qui se déguise en garçon pour étudier les textes sacrés, dont la lecture est interdite aux femmes, et qui finit par s’éprendre d’un homme sans pouvoir lui avouer son émoi. Le spectateur est alors pleinement investi dans les enjeux du récit, car dans cette histoire de camouflage, nous sommes en empathie avec ce personnage, dont nous connaissons le secret. Par son conflit intérieur, l’héroïne nous embarque dans la dimension absolue et sublime de la passion amoureuse.

Cette quête d’égalité et de liberté d’une femme qui doit vivre en cachette sa foi et son désir nous prend au cœur par la pureté du trouble non exprimé. Les chansons composées par Michel Legrand (qui obtient son troisième Oscar pour cette partition) sont un monologue intérieur, rendu universel par l’élan musical. Ce lyrisme exacerbe les sentiments que l’image refoule. C’est de cet écart entre la représentation et la dissimulation que naissent notre émotion et notre révolte. Le discours universel sur l’émancipation féminine passe par la dimension intime. C’est aussi parce que le combat de Yentl nous émeut qu’il marque les consciences.

Benoit Basirico

Mar adentro d’Alejandro Amenabar (2005)

 

On ne peut pas vraiment qualifier Mar adentro de franche comédie. Cette histoire d’un homme victime d’un accident et tétraplégique depuis, coincé dans son lit, incapable de bouger à partir de son cou, n’incite pas à se tenir les côtes. Et la poésie d’Alejandro Amenabar, incarnée, par exemple, dans ces séquences où le Nessun dorma résonne et porte un Ramon « valide », donne au film une envergure encore plus dramatique.

Oui, plus dramatique que cette histoire d’un homme prisonnier de son corps, qui veut mourir.

Mais si globalement toutes les scènes ne portent pas la marque d’une joyeuse gaudriole, il en est une qui reste imprimée sur les rétines de ses spectateurs, même alors que les larmes coulent.

Alors que Ramon n’est plus dans son lit. Après bien des péripéties et tergiversations. Un plan nous achève. Celui du père de Ramon, allant s’asseoir dans la chaise, à côté du lit vide. C’est un plan fixe, qui n’est même pas centré sur le personnage vivant, mais sur l’absence. Et il est redoutablement efficace. Il laisse au spectateur toute la place de se « faire son film », de ressentir ses propres émotions, et c’est là que Mar adentro devient un chef-d’œuvre qui nous prend à la gorge et ne nous lâche plus. Parce que le spectateur actif ne se remet jamais des émotions qu’il s’est construites, en se projetant dans le film. Parce que, parfois, une absence est plus forte qu’un corps en présence, Amenabar construit son plan en creux, et nous remplit de larmes.

Fadette Drouard

Valse avec Bachir de Ari Folman (2008)

 

Ce film d’animation est presque un oxymore. Son titre évoque une valse de Chopin, pure et mélancolique, et l’associe à un chef d’État autoritaire et pragmatique, Bachir Gemayel. Cette danse entremêle histoire intime et collective. Ari Folman l’exécute. Le réalisateur du film se révèle être un ancien de l’armée israélienne, qui s’est voilé les yeux face au massacre des Palestiniens perpétré devant lui. C’était en 1982. Les nuits du 16 et 17 septembre à Beyrouth-Ouest. Dans Valse avec Bachir, il se met en scène, glisse sur deux mouvements. Le premier évoque l’homme d’aujourd’hui, l’artiste qui se torture les méninges pour se souvenir. Et le deuxième est le souvenir. Une mémoire vivante qui ressurgit sous forme de flash-back et d’images fantasmées : était-il présent lors du massacre de Sabra et Chatila ? Ou pendant ce temps-là, faisait-il la planche, dos sur la mer, à la ferveur d’une nuit silencieuse et apaisante ? Ari ne se rappelle aucun cri, aucune larme. Aucun mort. Il n’y a que ce rêve, celui de la baignade. Il y reconnaît ses compagnons de route. Il y a donc sûrement là du vrai, du vécu ? C’est face à ce souvenir de guerre fantasmé que l’émotion nous étreint. Que l’oxymore s’incarne dans une même scène. Que le récit fictionnel d’un homme qui se détend sur l’eau devient deux minutes plus tard une page du journal intime d’un soldat aveuglé par la misère humaine. Les images sont trompeuses. Au sein même de son rêve, Ari brouille les pistes. Des boules de feu jaunâtres descendent avec volupté vers le sol. Il les regarde tristement. Serait-ce d’énormes étoiles ? Dans ses désirs les plus fous, oui. En vérité, c’est une trace des bombardements aériens. Et à y regarder de plus près, ses camarades portent une arme en sortant de l’eau. Il y a finalement de quoi s’inquiéter. Et la scène se poursuit et la réalité du vécu d’un être traumatisé prend chair. Des femmes et des enfants vêtus de noir surgissent vers Ari et le dépassent, comme s’il était invisible. C’est une rencontre manquée, entre indifférence et impuissance. Alors, on croirait retrouver Orphée qui descend aux Enfers avec la volonté de sauver sa bien-aimée Eurydice. Mais le fait historique et le genre documentaire de Valse avec Bachir renversent ici le mythe : c’est parce qu’Ari ne s’est pas retourné vers ces personnes tordues de douleur qu’il a échoué à les sauver. La tristesse de l’impuissant, voilà une souffrance qu’on a déjà tous connue. Voilà qu’on compatit.

Hélène Robert

Paris, Texas de Wim Wenders (1984)

 

Parfois, il suffit d’un photogramme pour vous bouleverser. L’image est connue : Nastassja Kinski, dans sa boîte de peep-show, comme un cadre dans un cadre, avec son pull rouge qu’elle s’apprête à enlever, qu’elle n’enlèvera pas. Ce plan, qui servira souvent d’affiche à Paris, Texas, évoque en réalité une autre séquence, un peu plus tard dans le film. Kinski est cette fois-ci en noir. Travis (Harry Dean Stanton) retourne voir une dernière fois Jane (Nastassja Kinski) pour un ultime adieu sur fond de confession. C’est à travers l’écran de la vitre sans tain du peep-show qu’il revoit sa femme, celle qu’il a aimée à la folie, après des années d’une séparation absolue et définitive. Leur amour était si fort et fusionnel qu’ils ne semblaient exister que l’un pour l’autre, et l’un avec l’autre. Si fort, que la séparation fut violente et brutale. Elle était encore jeune, il était déjà vieux. Trop, peut-être. Et pourtant, ils en ont eu, des moments heureux. Pour le spectateur, cette histoire a toujours été au passé, car le film commence bien après cette séparation. Il n’y a accès que par le biais d’un petit film de vacances d’une mélancolie chavirante, sublimé par les accords de Ry Cooder et la pellicule Super 8, la matière même des souvenirs cinématographiques. Quand Travis revoit sa compagne d’hier, ses souvenirs ressurgissent instantanément, comme ils ressurgissent aux yeux du spectateur, même s’il ne les a pas vécus. C’est aussi la première fois du film où Jane n’est plus un fantôme du passé, mais un être du présent. Une apparition presque irréelle, tant ce personnage appartient au passé, comme si elle était morte et qu’il nous fallait en faire le deuil. Une irréalité accentuée par le cadre, cette boîte de peep-show où elle est enfermée, mais qui bizarrement n’a rien de vulgaire ni même d’érotique, mais évoque plutôt une image d’Épinal de la vie maritale parfaite, avec ce décor de cuisine. Une vie qui aurait pu être la leur, mais qui ne le sera jamais. Plus encore que la réminiscence des souvenirs, la mélancolie est bouleversante dans ce plan, car elle évoque un futur qui aurait pu être, mais n’a jamais été et ne sera jamais. Des souvenirs parfaits, qu’ils n’auront pas. Des rêves, des projets, dont si souvent ils parlaient avec enthousiasme, abandonnés. Un cocon familial. Une maison à Paris, Texas. Comme l’eau qui bout déborde, comme les larmes coulent le long des visages tristes, ces souvenirs remontent à la surface le temps de deux grands monologues. Travis raconte leur histoire à la troisième personne, le bonheur, le désastre et la fuite. Jane évoque l’absence, l’autre qui n’est pas là, mais qu’elle voit partout, jusqu’à ce qu’il disparaisse, comme tout finit toujours par disparaître : les films Super 8, les visages, la voix. Même les traces d’un terrain à bâtir sont englouties dans le sable du désert texan. Mais avant de laisser le passé tomber hasardeusement dans les trous de mémoire, mieux vaut donner une fin définitive à cette histoire. Quand Travis recherche Jane, ce n’est pas pour la retrouver, mais pour lui dire adieu, dignement, justement. Et pour, aussi, laisser la vie renaître des cendres, offrir l’opportunité à Jane de revoir son fils et, peut-être, de redevenir sa mère. Pour qu’elle puisse écrire, avec ce fils, un nouvel océan de souvenirs, réserve de mélancolie pour les vieux jours.

Pierre Charpilloz