Et le monde pour adultes s'anime (enfin !)

Rencontre avec Jérémy Clapin autour de J'ai perdu mon corps

À l’occasion de la sortie de J’ai perdu mon corps, le réalisateur Jérémy Clapin nous livre un aperçu de la production de son premier long-métrage d’animation pour adultes.

Quel est votre sentiment un peu avant la sortie de J'ai perdu mon corps, dans le cadre de la promotion et des avant-premières pour le public ?

Jérémy Clapin : Beaucoup de gens sont enthousiastes… C’est très agréable de voir que mon film, qui mêle animation et prises de vues réelles, est perçu comme un véritable film. J’ai toujours été convaincu que l’animation pouvait aller sur le territoire adulte.

C'est assez étonnant de s’apercevoir que la France, pays de cinéma, semble en retard dans le domaine du long-métrage d'animation pour adultes. J'ai perdu mon corps ouvre une brèche dans ce domaine. Qu'en pensez-vous ?

Il y a quelques films pour adultes qui sont sortis ces dernières années. Peut-être un peu plus au Japon. En général, les films d’animation dit « adultes » sont souvent des projets justifiés par un contexte de guerre ou bien politique. C’est beaucoup plus rare de voir des projets comme J’ai perdu mon corps, qui mêlent fantastique et quotidien. Mon projet a d’ailleurs eu énormément de mal à se financer. Mon producteur (Marc du Pontavice) et moi avons été seuls la plupart du temps et pendant longtemps. Aujourd’hui, nous sentons de l’intérêt et un certain succès critique autour du film, mais le cinéma d’animation doit encore prouver qu’il peut être légitime pour le public adulte. J’espère que le film va un peu ouvrir les yeux à différents partenaires dans le monde des financements, car cela reste toujours très difficile à fabriquer. Au-delà de cela, on espère que le public sera au rendez-vous.

Il y a moins de fracas dans l’irruption du fantastique au Japon, tandis que de notre côté, nous avons tendance à l’enrober de merveilleux

Qu'est-ce qui, selon vous, a freiné les aides au financement pour votre projet ?

Je pense que les gens se sont arrêtés à l’histoire de la main, ce morceau humain qui rampait. Ils n’ont pas forcément vu qu’il y avait une dimension poétique ; ils n’ont pas surmonté l’aspect étrange et bizarre du scénario. Cet aspect rendait le projet peut-être un peu difficile d’accès ; on ne croit pas beaucoup que le pitch d’une main qui a perdu son corps va nous amener très loin. Le film reste toujours difficile à résumer, car il se joue beaucoup entre les deux histoires qui sont tissées en parallèle : d’un côté la main qui cherche son corps, de l’autre Naoufel qui essaye de se rapprocher de Gabrielle. Ce sont des histoires d’un monde dans un monde.

On retrouve dans vos court-métrages tels Skhizein (2008) ou Palmipedarium (2012) votre goût pour l'étrange et les monstres. Vous sentez-vous une filiation avec des cinéastes comme David Lynch, par exemple ?

Complètement. Et dans la littérature, j’aime des gens comme Murakami. J’aime bien quand le fantastique s’insinue dans le réalisme, sans être provocant. Les deux cohabitent et donnent naissance à un autre monde. Je pense que si le cinéma japonais a assimilé cela si bien (et bien avant nous), c’est aussi parce que le monde des esprits est largement plus présent dans leur quotidien. Il y a moins de fracas dans l’irruption du fantastique chez eux, tandis que de notre côté, nous avons tendance à l’enrober de merveilleux.

Dès qu'on passe au long-métrage, c'est comme si tout était écrasé par le poids de l'industrie

Est-ce que cela vous surprend qu'en France, dans d'autres domaines graphiques comme celui de la bande dessinée, les projets apparaissent plus libres, créatifs et matures ?

Depuis vingt ans, la bande dessinée s’est affichée comme très adulte. Les lecteurs ont accès a beaucoup plus de choses avec davantage de maturité. Dans le domaine de l’animation de long-métrage, nous sommes en effet à la traîne. Je viens du monde du court-métrage : je vois là une créativité étonnante chez mes compères. Les sujets et les propositions d’auteurs sont très forts mais dès qu’on passe au long-métrage, c’est comme si tout était écrasé par le poids de l’industrie, qui n’est pas éduquée de la même manière. Ils ont d’autres références et surtout l’habitude de produire pour les enfants. Ils sont préformatés. L’autocensure intervient sur des choses étranges comme le fait de se sentir obligé de faire un plan de ciel bleu, alors qu’on le souhaite gris… Beaucoup de personnes, à la télévision notamment, ont peur de ne pas être séduisantes de prime abord. Alors que, si on veut s’adresser à des adultes, ils faut réussir à s’écarter des codes. Si on a peur de s’écarter de ça, je ne vois pas comment on peut intéresser des adultes… Il faut être exigeant, donner le sentiment qu’en regardant un film, on flatte les spectateurs dans leur intelligence et fait travailler leurs cerveaux. C’est ainsi que j’aime être considéré en tant que spectateur. Le problème de l’animation, c’est que toutes les commissions, les aides et autres subventions jugent sur l’aspect attrayant du visuel des dossiers qu’on leur soumet. Et une image très belle peut parfois faire oublier le propos. Très vite, le scénario devient secondaire. A contrario, en prise de vues réelles, le scénario est sacré, puisqu’il n’y a pas la possibilité de montrer des photos du film.

Est-ce que ce n'est pas aussi un problème de producteur ?

Bien sûr, c’est la base. La première discussion que j’ai eue avec Marc (du Pontavice) lorsqu’il m’a donné le livre – Happy Hand de Guillaume Laurant  , qui est devenu aujourd’hui J’ai perdu mon corps, a été de me faire parler de moi et lui expliquer pourquoi je n’avais jamais fait de long-métrage : la liberté dans le court-métrage, j’y tiens beaucoup. Je fais des courts-métrages pour être libre et si c’était pour perdre cette liberté, je ne voulais pas faire du long-métrage. Pour moi, cela n’avait pas de sens. À partir du moment où les choses ont été clarifiées avec Marc, c’était bon. Il a su me protéger et me suivre dans mes choix. Et c’est vraiment une belle rencontre.

Propos recueillis par Olivier Bombarda, le 7 octobre 2019

BONUS !

Visionnez le somptueux Palmipedarium (2012) court-métrage de Jérémy Clapin