Et vogue le navire

En bateau avec Fellini

Lorsqu’on a, comme moi, fait l’école buissonnière dès l’âge de 13 ans pour aller au cinéma, on a un peu de mal à distinguer le film qui, parmi tant de bien-aimés, vous a laissé une impression de bien-être… Il faut choisir ? Je choisis : E la nave va de Federico Fellini. Oui, d’accord, paradoxe. L’opus 18 du maestro a la réputation d’être plutôt dépressif. En 1914, un paquebot, le Gloria N. À son bord, une assemblée de riches aristocrates mélomanes réunie pour disperser en mer les cendres d’une diva défunte. Un rite funéraire, une Europe au bord du naufrage, plus des « migrants » serbes à la dérive et, dans la cale, un rhinocéros femelle. Cependant…

1983, À CINECITTA

J’ai l’immense privilège d’être admise sur les tournages de Federico Fellini. Nous sommes dans l’admirable et sombre décor de Dante Ferretti reconstituant les entrailles du navire. Une lumière de grotte magique est dispensée par le grand chef-opérateur Giuseppe Rotunno. Soudain, une brèche s’ouvre dans une des cloisons rivetées et un torrent d’eau furieuse s’engouffre dans le décor. Fellini est assis dans son fauteuil posé sur une petite estrade surélevée. Il ne bronche pas, ne bouge pas, laisse seulement tomber : « Ça va bien avec le film ». Font alors leur entrée, provoquant chez moi un fou rire bienfaisant, deux hommes-grenouilles, trébuchant sur leurs pieds palmés et chargés de réparer les dégâts, ce dont ils s’acquitteront avec diligence. Pendant les réparations, alors que je m’étonne de sa calme indifférence, Federico (oui,  je sais, ça fait prétentieux, mais je l’appelais ainsi, Federico), me dit : « Coordonner le chaos, voilà ce que je fais, ce que j’ai toujours fait ». La brèche obturée, l’eau évacuée, le tournage reprend. Lorsque,  brutalement, il s’interrompt à nouveau. Un assistant tout pâle hurle : « Alerte à la bombe ! Alerte à la bombe ! ». Panique générale. Le maestro n’a pas bougé, toujours impassible, un sourire de bouddha aux lèvres. Pressé de toutes parts, il consent enfin à se diriger vers une sortie.

C’est alors que va se produire une scène extraordinaire. Les vastes portes du fond du plateau s’écartent. Au même instant, les portes du plateau d’en face en font autant. Sous un soleil aveuglant nous sommes projetés devant le doux paysage immémorial de la campagne romaine. Et là, face à face, se chamaillant comme des petits garçons, deux géants. Federico Fellini et le locataire du plateau voisin, Sergio Leone, en train de tourner son grand œuvre,  Il était une fois en Amérique. L’ombre noire des Brigades rouges ne s’est pas encore dissipée, et chacun, avec un sérieux désopilant, revendique la propriété de la bombe annoncée. « Elle est pour moi, rugit Leone, à cause des Américains ! ». « Mais non, c’est clair, elle est pour moi, feule Fellini,  à cause des Serbes ! ». Rassurez-vous, on ne trouva jamais la bombe.

« Et vogue le navire »… Et voguent mes souvenirs heureux.