Tout là-haut

Entretien avec Yolande Decarsin, ingénieure du son

Parcourir la liste des films sur lesquels a travaillé Yolande Decarsin Ava et Les Cinq Diables de Léa Mysius, Les Vies de Thérèse ou Adolescentes de Sébastien Lifshitz, Suzanne de Katell Quillévéré, Journal de France de Claudine Nougaret et Raymond Depardon ou encore Pauline et François de Renaud Fély – et se dessine immédiatement sous vos yeux l’esquisse d’un monde ultrasensible, vibrant, palpitant. Rien de très surprenant à ce que cette ingénieure du son se retrouve embarquée dans l’aventure du deuxième et passionnant long-métrage de Thomas Salvador, La Montagne, dont BANDE À PART est partenaire. Conversation autour de cette expérience hors norme, des voix, du silence, de la nature, et… de la magie qui gagne parfois nos vies.

 

Yolande Decarsin
Yolande Decarsin sur le tournage de La Montagne de Thomas Salvador. Copyright Claire Nicol.

 

Comment vous êtes-vous retrouvée sur ce projet ?

Annick Reipert, qui était scripte sur Vincent n’a pas d’écailles, m’a souvent parlé de Thomas. Quand le projet de La Montagne s’est monté, sans nécessiter de scripte, Annick m’a soufflé l’idée que ce film était pour moi. Elle savait que j’aimais la montagne et les Alpes, et m’envisageais bien dans l’univers de Thomas. J’avoue qu’au début, comme le projet comprenait plusieurs séquences en haute montagne, j’étais un peu craintive. J’aime beaucoup la montagne, mais je n’y passe que deux ou trois semaines par an pour y marcher en famille sans compétences particulières. Mais je suis costaude et travailler avec Thomas me stimulait beaucoup.

Comment Thomas Salvador vous a-t-il présenté son projet ?

Il m’a dit que, comme dans Vincent n’a pas d’écailles, il s’agissait d’un personnage un peu bizarre. Thomas est passionné d’alpinisme. Il m’a raconté l’histoire de ce Pierre appelé par la montagne et les éléments en soulignant l’aspect fantastique du film. Thomas est quelqu’un qui va au fond des choses. Il s’attarde sur les détails et apprend vite. C’est comme ça qu’il a découvert l’univers de la montagne et qu’il a rencontré des guides, qui lui ont raconté leurs expériences en haute montagne et ce qu’ils ont découvert d’eux-mêmes en se dépassant. Il y a quelque chose de mystique là-dedans, qui l’a interpellé.

Vous qui connaissez et aimez aussi la montagne, partagez-vous cette sensation ?

Absolument. Au travers de ces expériences en haute montagne, de ces nuits passées en haut d’un glacier, j’ai appris beaucoup sur moi-même. J’ai eu, par exemple, l’occasion de parcourir la Vallée Blanche de nuit, à la lumière de la lune, et c’est vrai qu’en lisant le scénario de Thomas, je m’y retrouvais. Je suis sensible à l’énergie des lieux, à la vibration des éléments, et je trouve la montagne et la neige incroyablement puissantes. L’Aiguille du Midi, par exemple, est un lieu très actif, beaucoup plus qu’à Briançon, où je tourne en ce moment. Je pense que la nature de la roche dans la région de Chamonix joue et anime beaucoup.

 

Tournage de La Montagne
Tournage de La Montagne. Copyright Claire Nicol.

 

Comment vous êtes-vous préparée à ce tournage et comment l’avez-vous vécu ?

C’était une expérience très physique. Au préalable, nous avons tous passé des tests liés à l’hypoxie, puisque nous allions y être confrontés pas mal de jours. Il fallait vérifier nos réponses cardiaques face au manque d’oxygène. Les tests passés, nous étions aptes, ce qui ne signifiait pas que nous ne serions pas sujets au mal des montagnes. Au début du tournage, nous avons tourné les séquences dans le restaurant en altitude et à la fin de la deuxième journée, j’ai vomi tout ce que j’ai pu. Le corps se déshydrate facilement et encaisse beaucoup au bout de huit heures de tournage dans ce contexte. Puis, pas à pas, on se programme intérieurement et on s’épargne. J’étais seule au son sur ce film. Il me fallait percher moi-même, monter sur un ou deux cubes et lever les bras, ce qui, en haute montagne, demande beaucoup d’efforts pour le cœur. Ce tournage nécessitait un véritable engagement de notre part à tous. Et j’ai aimé ça. J’ai pris conscience que, si j’oubliais mes gants, c’était plus grave que si je manquais de batterie. La notion de survie était présente dans notre esprit. Nous avons été briefés par des guides spécialisés. C’était un contexte de tournage nouveau pour moi.

Portiez-vous vous-même votre matériel en haute montagne ?

Je portais tout mon matériel son tout le temps, cela faisait partie du deal initial. J’avais, bien sûr, pris un équipement qui résiste au froid et qui me permettait de tenir jusqu’au bout.

Le fait d’avoir tourné plusieurs documentaires a dû vous aider…

Tout à fait. Le tournage de La Montagne relevait parfois du documentaire de l’extrême dans un milieu qu’on ne connaît pas. Ce qui a beaucoup rythmé le tournage, c’est la météo. Il est arrivé qu’on se prépare pour une journée de tournage et qu’elle soit annulée. Ces jours de repos forcés étaient les bienvenus, car ils nous permettaient de se reposer pour mieux repartir ensuite. Parce qu’enchaîner cinq jours de tournage en altitude en perchant tout toute seule au son était tout de même fatigant.

Quels étaient les grands enjeux de ce film sur le plan sonore ?

L’idée était de raconter la montagne dans ce qu’elle est, avec de la vie, de l’urbanisme, des oiseaux, des animaux en bas, et plus on monte en altitude, moins il y en a. Là-haut, il n’y a presque plus de vie et une grande qualité de silence, qui est liée à l’absorption de la neige. Heureusement, nous tournions pendant le deuxième confinement et il n’y avait pas de transport aérien, sinon nous aurions perdu beaucoup de temps à laisser passer les avions et hélicos. L’idée était de travailler avec ce contraste entre la vie d’en bas et ce silence d’en haut, et de suivre Pierre dans sa quête, sa respiration, ses pas, sa sensualité, en toute honnêteté avec ces acoustiques qui existent en altitude.

Chaque son, dans ce film, met le spectateur dans l’expectative…

C’est vrai que l’on passe son temps à être suspendu à ce que va faire Pierre. C’est que la montagne est aussi un milieu hostile, une zone de survie. On peut y vivre un moment confortable et soudainement subir une sensation de grand froid qu’on voit à peine arriver.

Que vous êtes-vous dit avec Thomas Salvador de l’aspect fantastique du film et de son impact sur le plan sonore ?

Ce n’est pas la partie sur laquelle j’ai le plus travaillé. Nous l’avons évoqué au moment du tournage, car il fallait faire vivre ces lueurs au son. J’ai ramené des sons directs de frottements, de froissements, de petites compressions sur des matières craquantes ou crissantes comme de l’aluminium, avec des éléments liquides, des choses simples, mais utiles pour accompagner le mouvement de ces lueurs.

La Montagne de Thomas Salvador. Copyright Le Pacte.
Que diriez-vous des voix des acteurs dans ce film ?

Thomas joue toujours sur un rythme qui lui est propre. Il pose toujours un temps, puis il parle. Il a une voix posée, qui raconte aussi une fragilité et surtout une grande sensibilité.

Louise Bourgoin incarne un personnage de cheffe plus ancré et assuré. J’accueille toujours avec bonheur son timbre, sa voix et son jeu.

Leur jeu à tous les deux contraste avec la scène où la famille de Pierre est rassemblée. Là, les paroles fusent, tandis que le reste du temps dans le film, nous sommes face à une économie de mots. Et les silences entre les dialogues sont aussi forts que ce qui est dit.

Quel est votre rapport aux voix en général ?

Je crois que je fais de la prise de son pour ça. C’est toujours un bonheur et un privilège d’avoir un casque, un bon micro, et d’être le premier spectateur de ce qui est en train de se jouer devant soi. La prise de son est aussi quelque chose de très intime. Je passe mon temps à entendre des battements de cœur dans les HF. Cela raconte toute la sensibilité d’un comédien. J’entends tout cela et j’ai conscience de cette grande proximité.

Quelles voix chérissez-vous ?

Des voix à la fois graves et chantantes. J’aime beaucoup les voix qui sont dotées d’accent, que l’on entend surtout lorsque la personne est fatiguée.

Quelle place tient la nature dans votre vie ?

Je suis née à la campagne. Je suis fille d’agricultrice. C’est la première fois qu’on m’a demandé d’enregistrer des sons seuls que j’ai pris conscience du lien étroit que j’entretenais avec les sons de la campagne, comme les poignées de portes, les grincements, les sons des animaux, etc. Tout cela est en lien avec la nature, pour moi. J’y vis une partie du temps, quand je ne suis pas à Paris ou en tournage.

Yolande Decarsin sur le tournage de La Montagne de Thomas Salvador. Copyright Claire Nicol.
Pourquoi avez-vous choisi ce métier ?

Lorsque j’étais lycéenne, je faisais partie d’un club photo et film. J’ai fait le constat que, lorsque je réalisais une image, j’avais tendance à copier. La partie sonore m’était plus évidente. J’accédais à un rendu pertinent et juste plus intuitivement. J’ai commencé par faire un DEUG de cinéma et audiovisuel, puis une amie m’a suggéré de présenter le concours de l’INSAS à Bruxelles. J’avais envie d’être formée à la prise de son et de travailler hors des studios d’enregistrement, en extérieur, car j’ai grandi dehors.

Écoutez-vous beaucoup de musique ?

J’en écoute, mais pas beaucoup. J’épargne mes oreilles. De la même manière, en tournage, le soir, j’évite d’aller trop au bistrot avec l’équipe. Je les accompagne une heure, puis je vais me reposer. J’ai besoin de silence.

Protégez-vous vos oreilles ?

Pas spécialement. J’évite les lieux où les sons sont trop forts. Mon ORL me dit de ne pas porter de bouchons d’oreilles à tout instant, car l’oreille est faite pour compenser. Il faut juste éviter les écouteurs, car cela empêche la compression naturelle.

Quelle réalisatrice ou quel réalisateur vous a marquée pour son sens de l’écoute ?

Thomas Salvador, en l’occurrence. Je le trouve particulièrement fin, délicat et sensible. C’est quelqu’un qui va au bout de tout ce qu’il fait. Au moment de la préparation du film jusqu’au montage, il assiste à tout et s’intéresse à chaque détail. Il veut tout comprendre pour que tout soit cohérent. Sur le tournage, il était très attentionné, me demandait souvent s’il pouvait m’aider à porter mon sac. Il est à l’écoute, et prévenant.

 

Yolande Decarsin et Thomas Salvador
Yolande Decarsin et Thomas Salvador sur le tournage de La Montagne. Copyright Claire Nicol.

 

Comment êtes-vous ressortie de cette expérience ?

Je l’ai vécue comme un accomplissement. Je me demandais si, à 50 ans, j’étais encore capable de relever un défi pareil. Or, ce fut ma plus belle expérience de tournage. Il fallait dépasser les craintes techniques et aller chercher ce qui nous attendait là-haut.

Quelle est votre définition personnelle de la grâce ?

C’est, pour moi, ce moment de synchronicité où les éléments et les émotions s’accordent parfaitement.

Avez-vous vécu des moments de grâce sur ce projet ?

Il y en a eu plein. Là-haut, j’ai éprouvé de très grands moments de méditation. On a vécu des moments de lever de lune rousse sublimes. Tout en filmant Thomas, on sentait que quelque chose opérait, qui nous dépassait.

Une petite anecdote intime : j’avais avec moi un sac à dos, dans lequel j’avais tout mon matériel. Ce sac m’a accompagnée dans ces heures de grimpe, de fatigue, de persévérance collective. En rentrant chez moi, j’ai rangé ce sac. Je l’ai ressorti il y a quelques mois, et en en ajustant les sangles sur moi, j’ai senti quelque chose. Quelque chose de fort dans mon dos, qui me dépassait, comme si je revêtais une carapace. En marchant dans la rue, à Paris, je sentais le regard des gens sur moi. Un peu comme quand vous êtes amoureux : le moindre regard que vous lancez déclenche un sourire chez celle ou celui qui l’attrape. Je me suis dit que quelque chose émanait de mon sac. J’en ai parlé à une amie lithothérapeute, qui l’a « scanné » et qui m’a dit ceci : « C’est drôle ! Il y a sur ton sac une sorte de petit elfe ou petite fée, qui te ressemble en modèle réduit, accroupie, en train de contempler le paysage depuis la montagne. Tu as dû vivre des moments exceptionnels sur ce tournage pour que se crée une chose pareille… ! ». Il semblerait donc que je promène ma propre petite lueur sur mon sac !

 

Propos recueillis par Anne-Claire Cieutat