Suzanne

Regarde une femme tomber

Un destin d’héroïne tragique sur lequel on refuse de s’appesantir, une comédienne dont la lumière ne cesse d’irradier, une cinéaste au regard franc et intègre : Suzanne de Katell Quillévéré fait du bien au cinéma.

C’est d’abord le rythme qui saisit dans Suzanne. Qui étonne et qui captive. Qui met presque dans un état de transe. Comme de belles respirations, ponctuées de pauses-sauts de puce dans le temps. Une trame étalée sur plus de 25 ans, quelque part entre les années 1980 et 1990, et dont le tempo semble surtout motivé par un refus catégorique de l’étalage. Une rigueur dont, en outre, pas un moment n’a l’air compassé. Le regard de Katell Quillévéré, déjà épatant dans son premier long-métrage Un poison violent, ne s’embarrasse pas d’artifices. Il semble impulsif. Il est surtout droit, direct, franc. Parfois un peu fruste, il n’en est pas agressif pour autant. Brut, mais sans être choc. Katell Quillévéré a l’empathie un rien bourrue. Mais il y assurément aussi de la douceur dans la façon dont elle caresse du regard cette Suzanne, petit brin de femme que l’on verra grandir et s’enfoncer. Pas comme une héroïne d’Amos Kollek qui s’abîme ou une Gena Rowlands déchirante. Non. Suzanne accumule les mauvaises décisions, mais presque avec insouciance. Légèreté même. Parce que, si Suzanne joue à saute-mouton avec le temps et regarde une femme tomber, il sait aussi prendre son temps. Buller dans de belles scènes d’amour. S’étourdir dans la vitalité bordélique qui anime la relation entre deux sœurs fusionnelles, couvée de façon aussi maladroite que sincère par un père dépassé (François Damiens, de plus en plus juste, de plus en plus émouvant).

Entre le mélo pur, genre qu’elle aurait dépouillé jusqu’à en laisser voir l’os, la chronique sociale jamais insistante et le récit d’initiation, la cinéaste tend alors les piquets de nouvelles frontières, révélant un cinéma lumineux et âpre à la fois, naturaliste et déterministe, chaleureux et froid. Un cinéma, surtout, traversé par l’attention précise et lucide qu’il sait porter aux femmes et aux actrices. Maria, d’abord, mue par l’énergie presque virile et le pouvoir de séduction absolue de la terrienne et irrésistible Adèle Haenel. Mais Suzanne aussi, bien sûr, campée par une Sara Forestier qui, depuis L’Esquive, a appris l’essentiel : mettre de la nuance dans son jeu. Adolescente tonique, préférant les jeans-baskets aux robes à froufrous de sa sœur, rebelle exaltée quand viendra le temps des premiers émois, sentimentaux et criminels. Amoureuse passionnée quand sa route croisera celle d’un James Dean de province, mère dépassée qui préférera prendre la fuite, femme brisée quand les quatre murs d’une prison l’enfermeront, blondeur et lumière retrouvée le temps, fugace, qu’un espoir se façonne et s’évanouisse… La roue tournera sans cesse, tandis que ce petit brin d’actrice révélera à chaque scène une force et une complexité nouvelles et époustouflantes.  Lorsque, sur les dernières images, la voix bouleversante de Nina Simone envahit l’écran, le constat n’en devient que plus clair : la souffrance des femmes et leur possible rédemption ne sont jamais aussi belles que lorsqu’elles sont regardées avec autant de liberté, autant de sincérité, autant de fougue.