Après Vincent n’a pas d’écailles, comédie aquatico-burlesque, Thomas Salvador signe avec La Montagne une fable écologiste doublée d’une histoire d’amour. Une expérience organique et sensuelle à vivre en salle absolument.
En huit courts-métrages (dont le génial De sortie, Prix Jean Vigo 2006) et deux longs, Thomas Salvador a déjà créé un monde en soi. Ce réalisateur, danseur, acrobate et alpiniste est aussi scénariste (ici avec Naïla Guiguet) et acteur de ses films. Dans La Montagne, comme dans Vincent n’a pas d’écailles, il incarne le personnage principal et induit, au cœur de son dispositif de mise en scène, un tempo bien à lui, légèrement ralenti, qui maintient le spectateur dans un état de vigilance permanente.
Il interprète ici Pierre, ingénieur en robotique au prénom minéral, qui se sent appelé par la montagne lors d’un déplacement professionnel à Chamonix, suit son instinct, abandonne son poste et embarque pour les cimes enneigées. Là-haut, il fera la connaissance de Léa, cheffe d’un restaurant (Louise Bourgoin, sobre, droite, impeccable), qui l’aidera à se réconcilier avec le monde des hommes, et rencontrera la montagne, avec qui il fusionnera lors de scènes fascinantes aux accents érotiques. Ces séquences ont été réalisées sans aucune technologie numérique, à la manière de Méliès. À l’aide de harnais, de blocs de polystyrène, toiles peintes, jeux d’éclairage et de pains de glace à travers lesquels filme la caméra, Thomas Salvador parvient astucieusement à trouver l’équilibre entre l’abstraction poétique et le concret sensuel. Son travail exigeant sur le son – conjointement avec les talentueux opérateur, monteur et mixeur, Yolande Decarsin, Benoît Hillebrant et Olivier Dô Hùu – confère non seulement une densité sonore aux pas, gestes, bruissements, vent, souffle et voix, mais aussi à l’intervalle de résonance qui les accompagne. Tout ce travail rend celui qui assiste au spectacle de cette réconciliation entre un homme et la montagne, entre un homme et lui-même, absolument présent et impliqué.
C’est le tour de force de ce film, qui, par son antinaturalisme, revêt des atours de fable écologiste, qui, d’une part, nous rend soucieux de la fonte glacière résultant du réchauffement climatique, et d’autre part, accomplit une sorte de rituel chamanique en donnant à éprouver ce à quoi pourrait ressembler le dialogue renoué entre l’Homme et la nature. On ne dévoilera pas la trouvaille visuelle au cœur de ce film, mais on dira seulement qu’elle est puissamment évocatrice.
Si Vincent, dans le premier long-métrage de Thomas Salvador, avait quelque chose d’un super-héros, Pierre a, lui, tout d’un hyper-terrestre. Dans les deux cas, il s’agit d’un protagoniste qui entretient un rapport étroit au monde, à ses éléments, et qui se demande comment naviguer dans l’existence doté d’une telle sensibilité. Dans Vincent n’a pas d’écailles, on se souvient de la très belle scène dite de « la plus longue caresse du monde ». Elle a son pendant dans La Montagne lorsque Pierre, dénudé, fait corps avec la roche et sa matière vivante.
Ce film est pensé pour le grand écran. Il faut profiter de son exploitation en salle pour le découvrir dans de bonnes conditions, et vivre collectivement cette expérience spatio-temporelle unique, que seul un véritable poète de l’image et du son est capable de mettre au monde.
Anne-Claire Cieutat