Mémoires d’un escargot d’Adam Elliot

Sortir de sa carapace

Transcendant son genre « clayographique », mot-valise inventé par Adam Elliot pour désigner ses films aux décors et personnages en argile, Mémoires d’un escargot porte le sceau des émotions de chair.

Qui aurait pu penser qu’une carapace de mollusque donnerait lieu à autant de signifiants et de signifiés ? Pour une collectionneuse d’escargots comme l’héroïne du film, Grace Pudel, c’était peut-être une évidence. Elle achète – ou vole – tout objet qui représente l’animal, qu’il s’agisse d’une théière ou d’un savon. Elle se recroqueville quand des camarades la harcèlent, tel un escargot dans sa coquille, qui apparaît alors en surimpression à l’image. Elle avance dans sa vie à la vitesse d’un escargot, autrement dit en stagnant.

Mais toute race animale jouit d’avantages et l’escargot n’est pas en reste sur ce point. Composée de carbonate de calcium (calcaire), sa coquille est aussi solide qu’en perpétuelle croissance. Or, dans cette septième œuvre animée du cinéaste australien Adam Elliot, la force et la malléabilité de la coquille d’escargot apportent résilience et sensibilité à la protagoniste, trop tôt séparée des membres de sa famille qu’elle aimait tant.

Toutefois, halte aux préjugés ! À la différence d’un trader de Wall Street, que Martin Scorsese comparerait à un loup, l’analogie homme-animal n’est pas ici une posture esthétique ou une simplicité scénaristique. Au contraire, le formidable travail de mise en scène d’Adam Elliot et le montage inventif de Bill Murphy ASE créent du sens inattendu. Le générique du début en atteste immédiatement. Parcourant un amoncellement d’objets semblant sortis d’un vide-greniers, un chant féminin aérien et plein de grâce, accompagnant le mouvement de la caméra, se clôt à l’intérieur d’un « faux » escargot. On pourrait y reconnaître le gramophone de 2046 (Wong Kar Wai, 2004), d’où la voix du passé et/ou du futur se fait entendre. Filant la métaphore, le réalisateur nous fait ensuite sortir de la pénombre de la coquille par la bouche d’une vieille dame, qui crie là ses derniers mots avant de mourir. Avec brio, le thème central des Mémoires d’un escargot – l’affirmation de soi par l’expression de ses désirs profonds – est dès le commencement suggéré.

L’usage de ces degrés de lecture multiples n’exclut jamais celui qui ne les remarquerait pas. Si l’intrigue a, par exemple, probablement lieu dans un milieu éduqué durant les années 1970 au regard de ce que la famille Pudel visionne ou lit (le show The Two Ronies, les livres de Sylvia Plath ou John Steinbeck, etc.), son propos reste intemporel. En mettant en scène une amitié improbable entre une fille fragile fascinée par les escargots et une vieille dame excentrique et rebelle, Adam Elliott emprunte au buddy movie la dimension parfois inexplicable des affinités entre individus. Une fois encore, après Mary et Max sorti en salle en 2009, le réalisateur se révèle être un conteur hors pair des relations intergénérationnelles et de l’âpreté de chaque existence.

En somme, Mémoires d’un escargot s’inscrit pleinement dans le sillon de ces récents films animés en stop motion qui s’éloignent des contes de fées à la Walt Disney sans perdre de leur potentiel poétique. À l’instar d’ Interdit aux chiens et aux Italiens (réalisé par Alain Ughetto en 2023), le récit porte un regard tant aiguisé que dénué de lourdeur sur les dérives religieuses. Plus corrosif encore que Wallace et Gromit : La Palme de la vengeance (sorti le 3 janvier sur Netflix), Mémoires d’un escargot démontre un réel travail d’orfèvrerie vis-à-vis de l’argile, représentant les imperfections des objets et des humains pour les rendre plus réalistes. Le tout sans céder aux sirènes des effets numériques. Une réussite.