L’éveil des consciences

Les BandapArtistes évoquent les films autour du racisme qui les ont remués

La concomitance au printemps dernier de la mort de George Floyd, un Noir américain de 46 ans étouffé lors de son interpellation par un policier blanc à Minneapolis, et de la publication de nouveaux rapports d’expertise sur la mort d’Adama Traoré, un Français noir de 24 ans mort en 2016 dans le Val-d’Oise dans des circonstances similaires, a fait l’effet d’une bombe. Nous avons été tétanisés par la violence de ces événements. Il y eut le temps de la retraite en silence, puis celui de l’introspection ; il nous fallait opérer une plongée intérieure et explorer nos propres zones d’ombre. Puis vint le temps des conversations entre nous ou avec des amis, pour certains souvent victimes d’actes ou de paroles intolérables. Il y eut ensuite le temps de la lecture – des textes de l’indispensable James Baldwin, notamment, de celui de Raoul Peck dans l’excellente revue Le 1, ou des témoignages de femmes victimes du racisme recueillis par la journaliste Géraldine Dormoy sur son blog -, et de l’écoute de podcasts, dont Kiffe ta race. Et puis le désir d’écrire sur des films qui nous avaient fait bouger intimement, qui avaient marqué nos esprits au fer rouge sur cette question de la haine de l’homme de couleur dans un monde de Blancs. Voici un petit florilège de ces œuvres choisies, fictions, séries ou documentaires, qui constituent non pas un dossier objectif et complet, mais l’humble reflet de nos sensibilités relatives à cette question, que nous désirions affronter. Pour faire évoluer, nous aussi, ensemble et avec vous, nos consciences bouleversées.

À LIRE : Toute l’oeuvre de Lytta Basset. Lien ici

 

La Vénus Noire d’Abdellatif Kéchiche (2010)

 

« J’ai rencontré Saartjie Baartman dans les livres et son histoire m’a bouleversé. Elle prolongeait mes interrogations sur le regard qu’on porte à l’autre ». Abdellatif Kéchiche

 

Existe-t-il film aussi chavirant et éprouvant que celui-ci ? Lorsque je le découvris sur grand écran il y a dix ans, j’en sortis suffoquée par l’intense douleur qui s’était déployée durant tout le film, un tourment noué à une colère juste. Cette colère trouve, à la toute fin, lors du générique, enfin le souffle de l’apaisement et de la réconciliation.

Comme tout empire colonial, la France cumule des récits et des faits innommables, où les pulsions de mort se sont déployées, avec toute la virulente indécence que confère un état de droit basé sur un système politique raciste. Il existe un patrimoine cinématographique et audiovisuel honteux et méprisable, où pullulent tous les fantasmes coloniaux, des pires aux plus hygiénistes. Les zoos humains trouvaient dans le cinéma une extension à cette pulsion scopique obscène. L’exotisme était à portée de tous, et ce, à peu de frais.

C’est aussi tout le propos du film d’Abdellatif Kéchiche, qui ne cesse de nous confronter à notre propre désir de voir ; cette obscénité du regard qui sourd dans tout spectacle. Comment regarder, et d’où voyons-nous ? Comment se constituer un regard qui n’arrache pas à autrui sa dignité ?

Kéchiche raconte l’histoire de celle qui fut nommée, la « Vénus hottentote ». Saartije Baartman, originaire de la colonie du Cap, fut exhibée à Paris et dans d’autres villes d’Europe, de 1810 à sa mort en 1815. Réduite en esclavage, elle a passé cinq ans exposée dans une cage, dix heures par jour. Montrée comme une bête de foire, elle fut soumise à l’excitation libidinale des Occidentaux, avides de découvrir son large postérieur, si noir. Manipulée, violée, mutilée. Le moulage de son cadavre fut exposé au Musée de l’Homme, à Paris, jusqu’en 1974. Après la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, elle est devenue un symbole pour le nouveau pays libéré, qui a pu obtenir la restitution des restes de son corps.

Revoir la Vénus Noire aujourd’hui nous fait comprendre plus encore le chemin qui nous reste à parcourir pour continuer à faire ce travail nécessaire de dessillement, comme d’appropriation de toutes nos histoires.

Rire du Noir, comme fantasmer sur sa prétendue puissance sexuelle : cela a-t-il vraiment tout à fait disparu des imaginaires et des représentations ?

La puissance tellurique, presque harassante du film, provient de cet aiguillon, qui ne cesse de nous interpeller tout au long du récit. D’ailleurs, l’affiche même donne cet indice de notre immense responsabilité du regard. À nous de savoir l’accepter.

 

Nadia Meflah

Mirage de la vie de Douglas Sirk (1959)

 

Sommet de la littérature, Black Boy de Richard Wright, roman autobiographique bouleversant sur l’enfance noire au sud des États-Unis dans les années 1920, expose la ségrégation via une réalité crue : « À regarder manger les Blancs, mon estomac vide se contractait, et une colère sourde montait en moi. Pourquoi ne pouvais-je manger quand j’avais faim ? Pourquoi faut-il toujours que j’attende jusqu’à ce que les autres aient fini ? Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi certaines personnes avaient assez à manger et d’autres pas ». Quarante ans plus tard, les films hollywoodiens traitant de discrimination raciale sont rares. En 1959, l’Allemand américanisé Douglas Sirk porte le mélodrame à son apogée avec Imitation of Life (Mirage de la vie), où il aborde avec finesse l’amitié indéfectible de deux femmes seules, l’une blanche (Lana Turner) et l’autre noire (l‘Afro-américaine Juanita Moore). Elles s’épaulent mutuellement dans l’éducation de leurs filles respectives : l’adolescente Susie, blonde comme sa mère, se sent abandonnée face aux ambitions dévorantes d’actrice de cette dernière. Quant à Sarah, dont l’épiderme est suffisamment clair pour s’approprier le statut de Blanche, elle renie publiquement sa mère, rongée par la honte relative à la couleur de peau de sa génitrice. Extrêmement lucide sur les vérités enfouies liant le monde intime et l’extérieur, Douglas Sirk signe, en artisan d’une clarté symbolique imparable, un plaidoyer antiraciste d’autant plus vibrant qu’il apparaît isolé. S’adressant au grand public et au-delà des déchirements qu’il décrit, Imitation of Life est le fruit d’une conscience implacable, éprise de justice marquant durablement les esprits et le temps.

 

Olivier Bombarda

Tous les autres s’appellent Ali de Rainer Werner Fassbinder (1974)

 

Le cinéaste allemand Rainer Werner Fassbinder, au parcours fulgurant (environ 45 films en seize ans), a débuté en 1966 sous l’influence de Godard, Bresson, Melville, Chabrol, et surtout de son compatriote exilé aux États-Unis, Douglas Sirk. De ce dernier, il reprend pour Tous les autres s’appellent Ali (1974) la trame de Tout ce que le ciel permet (1955), soit le récit d’un couple hors norme qui affronte les préjugés de son entourage. Dans les deux cas, il y a la différence d’âge (la femme est plus âgée de vingt ans). Mais, alors que chez Sirk il s’agit également d’une différence de statut social (une bourgeoise aime son jardinier), chez Fassbinder il est question de barrières ethniques : une veuve allemande d’une soixantaine d’années et femme de ménage fait la connaissance d’Ali, célibataire marocain d’une trentaine d’années et ouvrier dans une usine de voitures. Comme chez Sirk, l’amour interdit alimente le mélo, et le dilemme de la situation permet une dénonciation des intolérances. Ce sujet n’est pas pour Fassbinder un opportunisme, il l’inscrit totalement dans ses obsessions de toujours (la peur de l’autre, la discrimination, les rapports de pouvoir et de domination, l’emprise et la dépendance affective). Et pour parvenir à donner chair à sa dénonciation du racisme, il va l’incarner dans sa mise en scène, la traduire formellement. Il accentue dans son cadre le contraste qui divise (que ce soit l’écart de taille entre les amants ou les couleurs complémentaires de leurs vêtements), avec des surcadrages, des espaces subdivisés et des corps séparés, des champs-contrechamps appuyant les regards qui jugent. Ce couple ainsi isolé dans l’image représente une bulle. Leur solitude est émouvante. La violence du rejet dont leur union est l’objet est également accentuée par l’incrédulité de la vieille femme. Elle est si touchante à ne pas se rendre compte de ce qu’on leur reproche. Elle est dénuée d’arrière-pensée racialiste. Lui non plus ne semble pas être gêné par leur différence d’âge. Chacun met le sentiment au-dessus de toute autre considération. Cette absence de préjugés est le ciment du couple et, par contraste, le révélateur de son exclusion. Leur amour est une résistance contre l’hostilité. En exergue du film apparaît la phrase « Le bonheur n’est pas toujours joyeux ». Fassbinder indique ainsi qu’être heureux est un combat. Et ce combat, il le livre en prenant la défense des minorités, en filmant la condition des immigrés avec son regard sociologique et sa caméra clinique. Sans procédés spectaculaires, mais avec tous les moyens du cinéma, il met en pièces les clichés ordinaires. Il est un grand cinéaste, il parvient à nous indigner sans oublier le cinéma : en mettant son art au diapason de son sujet. Un bon film vaut souvent tous les discours pour réveiller notre conscience. 

 

Benoit Basirico

La Noire de… d’Ousmane Sembène (1966)

 

Quiconque découvre pour la première fois ce film ne peut être que frappé par son écriture, limpide et complexe. Inspiré d’un fait divers dramatique survenu au début des années 1960 sur la Côte d’Azur, Ousmane Sembène signe avec son premier long-métrage un huis clos hanté par une voix off, récitée par l’actrice haïtienne Toto Bissainthe.

Diouna cohabite avec Madame et Monsieur, loin de Dakar. Au service du couple, les corvées ménagères deviennent son seul horizon car, comme elle l’exprime très bien, « la France ici, c’est la cuisine, le salon, la salle de bains et la chambre à coucher. »  Lorsque Diouna Gomis a quitté le Sénégal, elle était pleine d’illusions. Mais le réel s’avère tout autre. Traitée avec mépris, recluse dans l’appartement, elle se retrouve inexorablement privée de sa liberté, de sa dignité, et même de son identité.

Comment rendre sensible la lente déshumanisation ? Par la bande sonore. Diouna ne communique jamais avec ses « patrons », comme si aucun langage n’était possible entre eux, alors même qu’ils partagent le même espace. Le cinéaste utilise la bande sonore comme lieu de l’incommunicabilité à l’œuvre dans toute relation de domination. Mais elle sert aussi d’échappatoire à Diouna. En effet, si elle demeure inaudible dans ce monde de domination raciste, elle se fait néanmoins entendre en décalage. Sa voix, toujours off, devient son unique espace intime, préservée de toute emprise.

Est-ce qu’un masque peut parler ? Si le visage de Diouna, comme toute sa personne, est dépersonnalisée, car prise dans une relation d’extrême discrimination, il trouve son pendant dans le masque qu’elle a offert à sa « maîtresse ». Accroché au mur, il est cet objet vide de sens, une fonction décorative et utilitaire, tout comme la jeune femme. Elle ne peut ni parler français ni écrire dans sa langue natale. Ses lettres mêmes sont écrites et lues par la famille française. La dépossession est totale. Or, une relation intense se noue entre ce visage, à qui tout est dénié, et ce masque détourné de son état d’origine. Au visage fermé de Diouna correspond le regard scrutateur du masque, qui observe toutes les humiliations qui lui sont faites. Témoin de sa descente aux enfers, le masque devient aussi sa voix lorsqu’elle le décrochera du mur.

Le film nous saisit par son traitement, qui oscille entre journal intime et point de vue ultraréaliste de l’esclavage moderne. Filmé en noir et blanc, le cinéaste offre un portrait saisissant de la condition de la femme. Il dénonce le racisme paternaliste occidental et ses pratiques néocolonialistes.

Couronné par le Prix Jean-Vigo et le Tanit d’or aux premières Journées Cinématographiques de Carthage (Tunisie) en 1966, La Noire de… est le tout premier long-métrage produit et réalisé en Afrique noire. Restauré par The Film Foundation de Martin Scorsese, le film fut présenté à Cannes en 2019, où il fut découvert, en 1966, à la Semaine de la critique.

 

Nadia Meflah

Green Book : sur les routes du Sud de Peter Farrelly (2019)

 

Green Book est un film qui vous prend par la main et vous plonge au cœur d’un récit biographique, situé en 1962. Tony Lip (Viggo Mortensen), homme aux manières rustres, videur d’une boîte de nuit à Brooklyn, se retrouve chauffeur et garde du corps de Don Shirley (Mahershala Ali), un pianiste de jazz de renom, noir, intellectuel et homosexuel. Munis du Negro Traveler’s Green Book, guide de voyage qui recense les hôtels et restaurants où les personnes de couleur sont admises, ces deux-là entament un périple dans le Sud ségrégationniste des États-Unis, qui les confronte à des situations d’une rare violence, morale et physique, et fera naître entre eux une profonde amitié.

Ce drame repose sur un petit paradoxe. Côté pile, il met en lumière l’impensable, soit une société où d’outrageuses lois étaient admises de tous et donnaient lieu à des exactions de toutes sortes ; côté face, sa narration, très classique, est si bien articulée, et sa photographie, si solaire qu’il devient vite un film à l’atmosphère plaisante. Or, c’est précisément quand la narration rend son suivi confortable que surgit une séquence qui atteint un sommet d’absurdité et d’inconfort psychique : après avoir donné un concert privé devant un cercle de gens huppés et conquis, Don Shirley demande à aller aux toilettes. Et c’est avec un ton très urbain et posé que le pianiste est invité à se rendre dans une cabane nichée au fond du jardin, réservée aux gens de couleur. Sur un même plateau doré, il se voit ainsi offrir, à parts égales, louanges et humiliation. On se redresse dans son siège, remué par tant d’inhumanité. L’empathie pour Don Shirley s’accroît ; lui, qui se réfugiait derrière des allures de despote au début du film, devient de plus en plus attachant. Et fascinant. Car jamais son élégance et sa droiture ne lui font défaut. Ce sont elles qui le font tenir debout, et lui permettent de se confronter, sciemment, à cette région sudiste afin de faire bouger les consciences. L’inébranlable dignité de cet homme noir est toujours dans nos mémoires.

 

Anne-Claire Cieutat

Mississippi Burning d’Alan Parker  

 

Le 15 juillet prochain, Mississippi Burning ressortira dans les salles. Film culte souvent visionné dans les classes des cours d’anglais pour mieux faire comprendre les enjeux de la ségrégation raciale ayant sévi dans les années 1960 aux États-Unis, le long-métrage réalisé par Alan Parker heurte d’autant plus qu’il n’invente rien. Lors de la lutte des Noirs pour leurs droits civiques, trois activistes antiracistes du sud de l’Amérique ont bien été assassinés par le Ku Klux Klan. Inspiré par cette affaire partiellement irrésolue lors du tournage, Mississippi Burning contredit l’idée selon laquelle une œuvre serait incapable de changer une vie : l’enquête sera relancée à la suite de sa sortie sur les écrans et aboutira à l’arrestation d’un nouveau criminel. 

Il faut dire que le film donne à voir l’urgence à combattre le racisme. Dès le plan inaugural, la bipartition de l’espace accule Blancs et Noirs dans une bulle où l’un ne devrait pas se mélanger à l’autre. Au-delà de toute idéologie, la situation décrite frappe par son absurdité puisqu’elle n’est pas appliquée jusqu’à son paroxysme : même s’ils sont arrivés de part et d’autre du cadre, les personnages du garçon noir et du garçon blanc quittent l’endroit par la même sortie. Comme durant ces heures actuelles, où, malgré une pandémie, nous continuons à nous croiser, les personnages de Mississippi Burning sont dans l’incapacité de s’éviter totalement, qu’importent les stratagèmes de distanciation mis en place. Ils font partie de notre humanité, qui, de toute éternité, n’a eu d’autre alternative que d’être confrontée à ce qu’elle ne voulait pas voir. Par leur simple existence et leurs déplacements, les Noirs restent visibles des Blancs. 

Et les actes racistes se multiplient dans cette narration ; l’enquête avance tambour battant. Les Noirs et les Blancs ne se font pas face dans les restaurants ; les lieux de prière pour les Noirs sont incendiés et leurs croix flambent. Accompagnée d’une bande sonore sourde et hypnotique, la violence des gestes n’est jamais minimisée. L’amour entre Anderson et Madame Pell est dépeint dans sa complexité, à la fois délicat et pudique. 

La subtilité générale du propos a finalement même de quoi surprendre au regard du circuit hollywoodien dont le film est issu. Mississippi Burning démontre au fond que tout sentiment, du plus ténébreux au plus lumineux, repose sur un mystère impénétrable.  

 

Hélène Robert

À suivre ces jours-ci :

Little Big Man ; BlacKkKlansman ; Get Out ; US ; James Baldwin : Beale Street / Le Diable trouve à faire / I Am Not Your NegroNoire ici, blanche là-bas de Claude Haffner ; Ragtime

Et à relire également, nos critiques de :

Twelve Years of Slave de Steve McQueen

Detroit de Kathryn Bigelow

Hollywood, la série de Ian Brennan et Ryan Murphy

Black Panther de Ryan Coogler

Chocolat de Roschdy Zem

Queen & Slim de Melina Matsoukas

Les Figures de l’ombre de Theodore Melfi

Blindspotting de Carlos Lopez Estrada

Si Beale street pouvait parler de Barry Jenkins

I Am Not Your Negro de Raoul Peck

Rue des cascades de Maurice Delbez

The Birth of a Nation de Nate Parker + images commentées par Abd Al Malik

 

To be continued !