Rue des Cascades

Retour de manivelle

Une rareté exhumée et restaurée. Cette adaptation de Robert Sabatier par Maurice Delbez sortit trop tôt pour les esprits froids d’alors. Il aura fallu plus de cinq décennies pour que justice lui soit rendue. Il était temps !

Rue des Cascades renaît, cinquante-quatre ans après sa sortie initiale sabotée en 1964. Rebaptisé par son distributeur magouilleur Un gosse de la butte, boudé par les exploitants de salles, retiré de l’affiche de ses rares écrans au bout d’une semaine, il endetta son réalisateur, qui dut rembourser pendant quinze ans les frais engagés. Il l’avait tant voulu qu’il le produisit lui-même. Le désastre lui ferma les portes du cinéma, après sept longs-métrages. Un miracle aujourd’hui pour Delbez qui, à quatre-vingt-seize ans, est témoin du repêchage du projet de sa vie ! Pourquoi tant de haine ? L’aventure était adaptée du premier roman de Robert Sabatier, Alain et le Nègre (1953) – autres temps, autre vocabulaire ! -, et grattait là où ça faisait mal, en contant les amours d’un couple mixte, une femme blanche et un homme noir plus jeune qu’elle, sous les yeux du gosse de la première. La France sortait à peine de la décolonisation au moment du tournage en 1963. Le racisme et la misogynie sociale dominaient. Delbez osa, l’époque rejeta.

Le film dans tout ça ? Restauré aux petits oignons, il a retrouvé un second souffle. La musique d’abord, aux accents jazzy signés André Hodeir, séduit l’oreille. Très vite, on est sous le charme de cette chronique simple et rétro, boostée par la bande de gamins en culottes courtes, dont le fameux Alain, fan de Johnny, dans un Paris peu filmé, populaire, fauché, défraîchi, vallonné. On n’est ni à Montmartre, ni aux Tuileries, ni à Saint-Germain-des-Prés, ni sur les Grands Boulevards, ni sur les Champs-Elysées, mais dans une enclave du 20e arrondissement, entre Belleville, Pyrénées et Ménilmontant, avec des escales sur la butte Bergeyre voisine. Rue des Cascades, une artère qui donnera plus tard son nom à un album et à une chanson phare de Yann Tiersen.

L’univers évoque au départ Doisneau, Tati et Le Ballon rouge d’Albert Lamorisse. Une façon de croquer une vieille France qui vibre. Parfois, elle est ampoulée dans des déclamations surexplicatives d’un cinéma vieillot, comme dans le jeu emphatique de René Lefèvre, en pilier de bistrot bourrin et alcoolo. Mais au-delà du chromo nostalgique, le long-métrage raconte un monde de la débrouille, où les femmes assument, mais trinquent. L’héroïne mère célibataire vit sainement son désir, à contre-courant des rêves petits-bourgeois des Trente Glorieuses. Sa copine qui trompe son mari aussi. Mais au bout du compte, la cruauté : la solitude ou la mort. Reste un charme émouvant, celui de Madeleine Robinson, audacieuse et toute en subtilité, face à Serge Nubret, acteur culturiste filmé autrement qu’en gladiateur. Il est l’un des trop rares interprètes noirs de l’histoire du cinéma hexagonal, même s’il sera souvent réduit aux emplois de bodybuilder, chauffeur, masseur ou… Noir de service ! C’est drôle quand il prend une guitare, qu’il ouvre la bouche et qu’il est doublé par Henri Salvador chantant… Un petit homme. Décalage. Tout un monde. À ne pas louper cette fois !