Blindspotting

Double vue

Sans crier gare, ce premier opus venu d’Oakland trace sa route, depuis Sundance jusqu’à Deauville. Un buddy movie sans gros bras ni cascades. Avec juste de l’humanité. Beaucoup d’humanité.

Séduisante découverte, ce premier long-métrage met à l’honneur une ville en lui déclarant son amour. Oakland, Californie. Cité portuaire de la baie de San Francisco, au sud de Berkeley, et riche d’un passé social, politique et métissé. C’est là qu’est né le Black Panther Party en 1966. C’est là qu’est concentré un large pan du rap américain, pendant de celui de la Côte Est. C’est là qu’ont grandi Daveed Diggs et Rafael Casal, les deux âmes du film. Amis depuis le lycée, ils ont l’écrit, produit et interprété. Le premier est acteur et rappeur, le second est auteur et « slameur ». Passés par la case Musical à Broadway avec Hamilton, ils ont nourri leur scénario de leurs racines, leur vécu et leur flow.

« Blindspotting » est dérivé de « Blind Spot » qui signifie angle mort. Une référence au phénomène où l’on voit une chose, en ratant une autre. Une donnée immédiate, comme dans la perception figure-fond du dessin associant un vase et/ou deux visages, selon ce que l’on saisit en premier. Tout est question de point de vue dans le parcours des protagonistes Collin et Miles. Le premier vit les trois derniers jours de sa liberté conditionnelle et fait tout pour rester discret. Le second est une imprévisible cocotte-minute. Quand Collin est témoin d’un homicide par un flic, son espoir vacille. La tension monte et met à l’épreuve l’amitié des deux potes déménageurs, dans leur cité en pleine mutation et gentrification, bonne pour certains, écrasante pour les autres.

Blindspotting de Carlos Lopez Estrada. Copyright Ariel Nava.

La figure du double domine. Fond et forme jouent malicieusement avec les codes. L’entrée en matière expose les clichés de l’univers gangsta pour mieux les balayer, puis développer un regard riche sur deux hommes, un noir et un blanc, au socle commun mais aux perceptions parfois opposées. Dialogues et rythme sont fouillés, et dynamisés par l’ironie et la taquinerie. Quand les personnages n’arrivent plus à exprimer leurs préoccupations, ils scandent, déclament, slament. Ils font des vers sans en avoir l’air. Une poésie urbaine d’une grande humanité, car elle raconte des êtres qui s’approprient leur destin par les mots. Tout cela devant la caméra de Carlos Lopez Estrada, réalisateur de clips, courts-métrages et série télé, habitué à l’image stylée, et qui navigue aisément de situations réalistes en scènes oniriques.

La combinaison de ces talents émergents fait mouche. C’est aussi le chant d’une Amérique du système D, qui résiste à la « Trumpattitude », à la stigmatisation, à l’uniformisation, à la violence ordinaire. Avec une bienveillance profonde et un humour savoureux – ah les fast-foods envahis par les burgers végétaliens !-, qui ont valu à l’aventure le prix de la critique au dernier festival de Deauville.