Pleine présence

Entretien avec Jean-Pierre Duret

Il est l’un des ingénieurs du son les plus reconnus en France, avec à son actif des films aussi inoubliables que Van Gogh de Maurice Pialat, Rosetta des frères Dardenne, Le Goût des autres d’Agnès Jaoui, Michael Kohlhaas d’Arnaud des Pallières, Aimer, boire et chanter d’Alain Resnais ou, récemment, le bouleversant Une jeune fille qui va bien de Sandrine Kiberlain, toujours en salle.

Jean-Pierre Duret est aussi, avec son épouse Andréa Santana, auteur de documentaires humanistes, sensibles et engagés (Romances de terre et d’eau, Puisque nous sommes nés, Se battre, Rio de Vozes). Son regard bleu et profond en dit long sur son étroit rapport au monde, son sens de l’empathie, sa présence dans l’écoute.

Il signe le son de Robuste, le premier long-métrage de Constance Meyer que nous aimons tant. Dans ce film magnifique, les voix de Déborah Lukumeana et de Gérard Depardieu se tissent et installent une douceur réconciliatrice. Rencontre avec Jean-Pierre Duret, qui a su en capter le grain et les nuances subtiles.

 

Qu’évoquent pour vous les voix de Déborah Lukumeana et de Gérard Depardieu, qui vous ont accompagné tout au long du tournage de Robuste ?

J’ai beaucoup aimé le scénario de Robuste et l’évolution de ses deux personnages, qui, bien sûr, joue sur leurs voix. Je connaissais bien Gérard, avec qui j’avais déjà tourné dans Le Garçu de Maurice Pialat en 1995. Je n’avais pas travaillé avec lui depuis. Déborah, je ne la connaissais pas.

Il y a dans la voix de Gérard un arc-en-ciel de subtilités. Gérard, c’est un corps, une présence. Ce qui est beau, c’est qu’en vingt-cinq ans, et comme pour toute voix humaine, la sienne s’est épaissie de toutes ses expériences de vie. Elles s’y sont inscrites et cela s’entend. Sa voix ne s’est pas transformée fondamentalement avec le temps, mais elle s’est enrichie de nuances. La voix est ce qu’on a de plus intime, de plus proche de soi, qu’on le veuille ou non. Elle vient de notre estomac, de nos profondeurs. Il est difficile de tricher avec elle. D’ailleurs, la voix qu’on entend quand on parle n’est pas la même que celle qu’entendent nos interlocuteurs. C’est la différence entre soi et le monde. On peut sentir quelqu’un très profondément par sa voix.

Déborah, j’ai eu la surprise et l’émotion d’avoir affaire à quelqu’un qui a une voix extrêmement douce, très contrastée au regard de sa belle corpulence. Elle a une beauté dans son physique massif, qui ne fait pas obstacle. Elle aussi est dotée de nuances et c’était très agréable d’enregistrer la confrontation de ces deux voix.

Que diriez-vous de l’équilibre des polarités masculines et féminines dans la voix de Gérard Depardieu ?

Il est parfait. Gérard a une grande part de féminité dans son jeu. Il est d’une grande sensibilité ; il capte instantanément les choses ; il est pleinement présent quand il joue, au moment même du clap. C’est une chose rare. On ne fait pas beaucoup de prises avec lui.

Il y a aussi le rire et l’humour qu’on entend dans la voix de Gérard ; le palais derrière la langue, qui laisse émerger son côté malin, astucieux. Gérard comprend vite. Par ailleurs, il est aussi très attentif à ses partenaires. Il s’efface souvent pour laisser la place à l’autre. C’est très beau à observer.

Comment avez-vous travaillé avec Constance Meyer ?

Quand on s’est rencontrés, nous avons parlé du scénario, des dialogues, des voix et de son désir de saisir l’intimité des deux personnages. Nous avons évoqué les sons, les ambiances des scènes, et notamment celles de lutte, qui fondent la personnalité du personnage de Déborah : les respirations, le souffle, les moments où elle s’emporte et qui contrastent avec sa douceur.

Sur le tournage, nous avons travaillé avec simplicité. Constance est très attentive au jeu et au son, or les deux sont intimement liés. Mon travail consiste à enregistrer le résultat d’une mise en scène, d’un travail d’acteurs, d’un mouvement, d’un rythme, d’une manière dont les mots s’échangent, se partagent. On est à la recherche d’une justesse. Or, la justesse est quelque chose de très délicat, qui se ressent et qui provient de la pertinence du regard et de l’écoute du metteur en scène.

De quelle manière avez-vous enregistré les voix sur ce film et comment avez-vous géré leur rapport à l’espace, à leur intervalle de résonance ?

Comme Gérard n’aime pas ça, je ne lui ai pas mis de micros HF. Avec Jonathan Acbard, le perchman, nous enregistrions donc sa voix à la perche ou avec des micros additionnels, ce qui permettait de mieux mettre en valeur l’acoustique des lieux. Sachant que, même lorsqu’il murmure, tout est au rendez-vous de sa voix. Pour Déborah, je l’ai équipée de HF, car sa voix est plus fragile. Les jeunes comédiens, quand ils parlent doucement, n’ont pas encore tout le grain, toute la chose « humaine ». Et pour ma part, je ne demande jamais à un comédien de parler plus fort. Dans ces cas-là, on s’aide avec des HF pour éviter les bruits ambiants. D’autre part, je dirais que Constance avait une ouverture, une manière de concevoir le travail en commun qui a rendu tout cela possible. C’est aussi quelqu’un de très gai et optimiste, ce qui est très agréable. Notre équipe formait une belle unité. Simon Beaufils, le chef-opérateur du film, éclairait remarquablement bien les peaux et avait une oreille, ce qui n’est pas si fréquent. Avec Clémentine Schaeffer, la scripte, et le reste de l’équipe, c’était une collaboration heureuse.

Robuste est un film qui fait la place aux silences. Comment y avez-vous travaillé, et notamment dans cette très belle séquence au café entre Florence Muller et Gérard Depardieu ?

D’une manière générale, les dialogues ne couvrent pas tout le film. Le silence est de nature fondamentale, car il nous fait ressentir l’irruption des sons et des voix. Le silence permet les rebonds, offre à l’oreille du spectateur la possibilité d’être sollicitée à bon escient et celle d’une intériorité, d’un retour à soi. Le dialogue de la séquence dont vous parlez dit ceci de manière très belle et plus simple que ce que je viens d’énoncer. Nous avons tourné cette scène rapidement. Il me semble que ce dialogue relatif au silence a été en partie improvisé. Gérard est demandeur de ce genre de situations, qui renouvellent son expérience. Il est pleinement présent et permet ces rebonds. Cela nécessite d’être complètement installé, sans tricher. Ce n’est pas donné à tout le monde d’être comme ça. C’est même une des choses les plus compliquées de l’existence d’arriver à être dans l’instant, pleinement, sans peur et sans reproche à se faire à soi-même. Quand je suis en train d’enregistrer, j’ai ce plaisir-là. Si je ne suis pas avec les respirations, les souffles, le rythme, les mots, tout ce qui peut advenir, y compris les irruptions sonores de la vie réelle, je ne peux pas être dans l’écoute.

Jean-Pierre Duret avec Dominique Eyraud © Christine Plenus.
Est-ce chose aisée d’être pleinement présent ? Comment favorisez-vous cet état ?

On s’y efforce, mais il arrive qu’on soit encombré de problèmes techniques ou autres. C’est pourquoi je travaille de manière très simple et minimaliste. J’essaie de ne jamais oublier que je ne fais pas une performance technique. Ce qui compte, c’est le cinéma, ce que le metteur en scène tente d’impulser. D’où l’importance pour toute l’équipe d’être attentive à ce qui doit naître et qui est fragile. Je m’applique à ne pas oublier cette fragilité, qui repose sur des choses ténues, qui parfois adviennent une fois et ne se reproduisent pas. Le cinéma, c’est réussir à capter quelque chose d’une atmosphère, du vivant. Il faut rester concentré sur le sens de la scène, et tant pis s’il y a des impuretés. D’ailleurs, je trouve qu’au mixage, aujourd’hui, on a tendance à trop les éliminer. Un son vivant peut contenir des petits accidents. Le plus important est de garder l’élan de la scène.

Retenez-vous votre souffle pendant les prises ?

Cela dépend. Ça va mieux maintenant, mais je m’aperçois que je souffle beaucoup, car je vis intensément les scènes. Je le vois aussi à mes mains. Je ne suis pas sûr de bien respirer et quand je m’en aperçois dans le regard des autres, je me reprends.

Cette faculté à être pleinement présent nécessite aussi de mettre ses propres préoccupations de côté. Ce n’est pas toujours simple...

On est obligé de tout donner sur un film. Et j’ai aussi la chance de faire des films qui m’intéressent tout le temps. Je n’éprouve jamais de lassitude et, par ailleurs, je déteste mal faire. Cette exigence m’aide à me centrer. C’est un combat de capter l’élan d’une scène. Et plus un film est marqué par la volonté de perfection du metteur en scène, plus il a de chances d’être un bon film. Cela demande un travail de préparation précis et minutieux, surtout au son.

Robuste de Constance Meyer. Copyright Dharamsala / Diaphana Distribution.
Comment protégez-vous vos oreilles ?

Je ne les protège pas très bien. J’écoute le son assez fort. Mais mon audition est bonne.

Avez-vous besoin de silence en dehors du tournage ?

J’ai la chance de vivre dans une rue calme à Montreuil et c’est appréciable. Je ne supporte plus les restaurants ou autres lieux bruyants, qui sont fatigants.

Quel est votre rapport aux sons de la nature ?

J’aime ça. Je viens de la campagne et j’adore enregistrer les sons de la nature. Sur les films, j’aime beaucoup travailler aux sons des ambiances. C’est une des belles expériences de ce métier. Quand on tourne un film, on est très concentré et présent, et j’ai remarqué qu’on ressentait des choses. On repère des sons à enregistrer en se disant que le monteur son les utilisera peut-être. Cette concentration extrême favorise cette écoute et ce ressenti à ce qui se joue autour de nous. C’est extrasensoriel.

Je peux dire aussi qu’en quarante ans, des sons de la nature ont disparu. Certains sons d’oiseaux, qui pouvaient perturber les prises sonores autrefois, ne sont plus là. En particulier en région parisienne. J’ai enregistré ma dernière alouette sur Van Gogh de Pialat, en 1991. Ce sont des oiseaux merveilleux, qui chantent à mesure qu’ils s’élèvent. Il est rare d’en entendre aujourd’hui.

Écoutez-vous beaucoup de musique ?

Non. Je ne pratique pas la musique et en écoute peu. J’aime la chanson populaire : Ferré, Brel, Brassens. Ma femme est brésilienne et nous écoutons beaucoup de chanteurs de son pays. J’aime aussi Bach. Mais je ne suis pas un grand mélomane. Je suis un fils de paysans et dans ma famille, nous n’avions qu’un petit poste de radio, je n’ai donc pas été éveillé à la musique dans mon enfance.

Qu’est-ce qui vous a attiré dans le métier d’ingénieur du son ?

J’y suis arrivé par hasard. J’ai travaillé avec Armand Gatti pendant cinq ans. Il a reçu une avance sur recettes pour faire un film en Irlande du Nord. Nous sommes partis en équipe réduite. Comme j’étais grand, on m’a proposé d’être perchman et c’est ainsi que j’ai débuté sur un plateau de cinéma, avec l’accord de l’ingénieur du son Bernard Ortion, qui m’a accepté malgré mon inexpérience. J’ai ensuite essayé d’être acteur pendant un an. Bernard m’a rappelé pour remplacer son frère, qui était un grand perchman, sur Les Princes de Tony Gatlif. J’ai sauté le pas à cette époque et me suis formé ainsi.

Qu’est-ce qui vous faisait envie dans le métier d’acteur ?

La présence à soi-même, dont nous parlions précédemment. Et le travail du texte. Avec Gatti, j’ai rencontré beaucoup d’acteurs. J’aimais leur fantaisie, leur folie, leur manière de s’approprier les personnages. Moi qui étais fils de paysans, très engoncé dans quelque chose de moraliste, cela m’enchantait. J’ai aimé le plateau de cinéma, l’esprit d’équipe, et j’ai aimé être proche des metteurs en scène. J’ai eu la chance de travailler avec Bernard Ortion, qui était absolument génial, et celle ensuite de me retrouver sur des films de Jacques Doillon, Claude Chabrol, Louis Malle. Les écouter diriger leurs acteurs avait quelque chose d’une messe. Cela m’a passionné. Être au son était une manière d’être proche d’eux. Pendant dix ans, j’ai eu la sensation de ne pas être légitime. J’ai dû découvrir sur le tas le fonctionnement des micros, leurs branchements, les magnétos à bande. Mais ce qui m’a sauvé était de me rendre compte que ma place de preneur de son n’était pas strictement technique. L’essentiel est la scène. J’ai compris que mon travail était d’accompagner le plus loin possible un metteur en scène.

Qu’avez-vous appris avec Maurice Pialat ?

Pour comprendre la naissance d’une scène, on ne pouvait pas mieux rêver que de travailler avec lui. C’était un grand maître. J’avais trente-cinq ans quand j’ai collaboré avec lui. J’essayais de le comprendre au-delà des apparences. J’ai adoré cet homme. J’avais un sentiment de liberté totale et de vérité à ses côtés. J’avais la sensation d’être pris dans ma qualité d’être. Sans que beaucoup de mots soient prononcés, je le ressentais très fort. Je ne voulais pas le décevoir. J’ai appris avec lui comment ne pas blesser une scène par la technique. C’était ça l’essentiel. Il fallait être prudent dans ses interventions, dans sa manière de faire pour laisser toute la place à ce qui pouvait naître. Ça, c’est un combat de tous les jours sur un film. Il y a tellement de gens sur un film, tellement de gestes, qu’il faut faire attention à ne pas trop charger la préparation et à empêcher les choses d’émerger. D’où l’importance de la sensibilité de chacun sur un plateau.

Le concret des choses, et notamment du son, est impressionnant, au sens propre, dans ses films…

C’est aussi ce qui fait qu’ils ne vieillissent pas. Le concret est fondamental chez Pialat. La justesse des corps, des comportements, des actes, que rien ne soit faux était une obsession. C’était son combat. Il ne disait jamais « moteur ». Il fallait que tout le monde ait oublié ce qu’il avait préparé, les acteurs, les techniciens à la lumière et au son, et qu’on naisse tous ensemble.

Quel souvenir gardez-vous d’Alain Resnais, dont vous avez signé le son des deux derniers films ?

Resnais représentait un temps du cinéma qui n’existe plus. Une manière d’être simple sur un plateau, de faire confiance, d’aimer ses acteurs, ses collaborateurs. Quand je l’ai rencontré, il était âgé. Il souffrait, mais ne se plaignait jamais. Il y avait chez lui cette puissance de l’homme enrichi de toute son expérience. Il était très modeste, tout en douceur. Un maître. Pialat pouvait être doux aussi, mais il était plus complexe. Alain avait une manière bien à lui de rassembler son équipe et la faire participer. Quand il expliquait la scène aux acteurs en début de journée, il y avait quelque chose de grand qui se déployait et qui traduisait un monde qui n’était déjà plus là. Il n’y avait rien de difficile avec lui. C’est aussi parce qu’il avait une jeunesse en lui. Sur Aimer, boire et chanter, il m’a souvent convié dans sa caravane pour écouter de la musique. Il voulait qu’on en diffuse pendant les répétitions et me demandait mon avis. Je me souviens qu’il cherchait à comprendre comment on était arrivé à la musique concrète du début du XXe siècle. Il m’a raconté qu’à soixante-dix ans, il a loué un studio et que chaque jour, pendant deux heures, il allait y écouter de la musique, en partant de la fin du XVIIIe jusqu’à Schoenberg. Au bout de deux ans, il a compris. Cette curiosité, cette jeunesse étaient extraordinaires. Il cultivait son intelligence, était constamment soucieux de ce qui bougeait dans le monde – comme Internet, par exemple, qui l’intéressait beaucoup. On parlait de tout ça tout en écoutant de la musique. C’était sa manière de m’intégrer à son processus. Sa mémoire était épatante : il savait que j’avais travaillé avec Armand Gatti, Straub et Huillet, et il me racontait des souvenirs d’avant-guerre avec une précision incroyable ; il reliait des points historiques entre eux, il avait une mémoire d’éléphant ! Sa grande humilité, sa générosité m’ont marqué.

Quelle est votre définition personnelle de la grâce ?

La grâce pour moi, c’est Nina Simone. Sa voix est fabuleuse. Ce qu’elle y met, ses combats divers et variés, de femme, de militante, d’amoureuse, de poète. Quant aux moments de grâce, j’en ai vécu souvent sur des plateaux de cinéma. Cette sensation d’assister à quelque chose de totalement inattendu. Ça peut être très simple, comme cette scène du silence entre Florence Muller et Gérard Depardieu dont nous parlions. À la fin de cette séquence, on se sentait heureux, pleins, habités par la manière dont ils ont pu, eux-mêmes, habiter cette scène, dont on saisit bien qu’elle nous dépasse, qu’elle est beaucoup plus que ce qui est écrit. C’est toujours là l’enjeu : faire mieux que ce qui est écrit, surprendre, toucher. Parfois, on peut même se sentir transfiguré par une interprétation. Quand ça arrive, on sait le reconnaître et c’est très beau.