Autour de la rencontre entre deux personnages – une femme garde du corps et un acteur fatigué -, entre deux voix, deux silhouettes – celles de Déborah Lukumuena et de Gérard Depardieu -, Robuste, en salle le 2 mars, tisse un récit singulier et dessine en filigrane les contours d’un monde réconcilié, où le féminin et le masculin s’harmonisent, où la douceur et la tendresse, au bout du « conte » finissent par triompher. Un premier long-métrage sensible et élégant, jalonné de séquences mémorables, de plans scintillants et d’instants de grâce. Avec Constance Meyer, sa réalisatrice, nous avons sélectionné cinq de ces scènes, et lui avons proposé de les commenter.
La scène des noix
« C’est la première séquence dialoguée que nous avons tournée avec Déborah et Gérard, la première fois qu’ils jouent ensemble, qu’ils se rencontrent « dans l’image ».
J’avais imaginé dès l’écriture la gestuelle ogresque de Georges avec les noix, qui revient comme un motif comique et perturbant pour Aïssa.
Cette scène restera toujours pour moi un « document » sur la rencontre de deux acteurs, qui se découvrent, se reniflent, apprennent à s’écouter et se regarder.
C’est une scène où je voulais que le texte lu par les deux personnages les protège en quelque sorte de la timidité générée par ce premier face-à-face. J’avais aussi envie d’introduire une dimension comique avec la présence de cette montagne de noix et le bruit de chaque coquille broyée comme une ponctuation qui interrompt la répétition. La nourriture joue un rôle constant dans les scènes de Georges, et l’accessoiriste et moi prenions beaucoup de plaisir à inventer pour chaque moment le type d’aliment qu’on allait poser près de Gérard. C’était drôle de le voir flairer et découvrir dans la scène ce qu’il allait pouvoir dévorer.
D’ailleurs, quand on a tourné cette séquence des noix, Gérard a posé son oreillette sur la table entre deux prises, et j’ai soudain entendu des hurlements. C’était Déborah, qui pleurait de rire : Gérard avait croqué dans son oreillette en la prenant pour une noix. Il l’a recrachée juste à temps pour pouvoir la remettre dans son oreille. »
La scène du silence
« C’est un des seuls moments du film où il y a de l’improvisation, à la fin de la séquence. J’avais dit aux acteurs qu’après la lecture de la lettre, ils pouvaient laisser un long temps de silence, se regarder, et se parler d’autre chose. C’est la comédienne, Florence Muller, qui a eu l’idée de « partager le silence » avec Georges.
Sur le plateau, pendant qu’on se préparait à tourner, on a tous remarqué qu’il se passait quelque chose entre Florence et Depardieu. Il y avait une qualité d’écoute, ils se parlaient tout bas, simplement. C’était calme. Il y avait cette disponibilité, cette ouverture à l’instant, qui permet les moments de grâce entre les acteurs.
J’avais, là aussi, envie de favoriser une porosité entre réalité et fiction, puisque Florence et Gérard ne s’étaient que croisés brièvement et jouaient ensemble pour la première fois dans ce face-à-face. J’aime bien créer un pont entre la situation réelle et la situation fictive, donner la possibilité aux acteurs de puiser dans leurs émotions et leur ressenti pour les offrir aux personnages. En général, je donne assez peu d’indications aux acteurs ; je dis des choses volontairement simples, comme « plus lent, plus rapide, plus grave, plus doux ». Le plateau, autant que possible, devrait toujours être une aire de jeu pour les acteurs. J’aime l’idée de créer une atmosphère un peu en suspens, un peu magique pour laisser éclore les émotions. »
La scène de l’aquarium
« Les poissons des abysses que le personnage de Georges se procure dans le film sont de « faux » poissons, que l’on a créés en VFX en postproduction. Donc pendant le tournage, il y avait ce grand aquarium rempli d’eau et des points rouges collés sur la paroi de l’aquarium pour figurer les poissons. Depardieu semblait déçu de ne pas pouvoir « jouer » et interagir avec de vrais animaux, alors pendant les prises, il donnait de grands coups dans l’aquarium pour faire remonter des petites bulles et prétendre qu’elles étaient des poissons.
Ce détail, qui peut paraître insignifiant, résume assez bien le rapport de Gérard au jeu. Il a besoin de jouer au sens strict, de s’amuser ; il a besoin de vivre quelque chose dans l’instant, même si c’est avec des bulles. »
La scène du restaurant
« Cette scène est lointainement inspirée d’un souvenir de mon enfance, où mon père était venu me chercher à l’école et s’était interposé entre moi et un garçon dont j’étais amoureuse et qui voulait m’inviter à une boum. Un souvenir de gêne terrible.
Dès l’écriture, la séquence du restaurant était pour moi comme un point d’horizon. C’est vers ce moment que je tendais ; il fallait qu’il arrive à la fois comme un moment de malaise et comme une scène cathartique. La première vraie confrontation entre Aïssa et Georges.
Je voulais qu’il y ait un côté théâtral, shakespearien dans la scène.
Pour Georges, je m’étais imprégnée dès l’écriture des vies de monstres sacrés comme Marlon Brando et Orson Welles. Leur coté ogresque, énorme, solitaire et souvent marginalisé à la fin de leur vie m’ont inspirée. Particulièrement un documentaire très intéressant sur les quinze dernières années d’Orson Welles, Ils m’aimeront quand je serai mort. Cette phrase, prononcée par Orson Welles, pourrait très bien être dite par Georges.
Je voulais qu’Aïssa et Georges apparaissent ici dans leurs contradictions. Georges égoïste, envahissant, intrusif et en même temps protecteur. Aïssa comme une jeune femme qui a l’air fragilisée par l’intrusion de Georges, mais qui se révèle finalement bien plus libre en quittant la table et lui renvoyant à la figure ses échecs, en le questionnant d’une façon quasi existentielle sur sa vie et son rapport au don, à l’amour. »
Scène finale « Comme un enfant »
« Le rapport à l’enfance occupe une grande place dans mon imaginaire, il est déjà présent dans mes courts-métrages.
Georges se comporte comme un enfant, avec ce que ça peut avoir de catastrophique et de sublime. Et puis, il y a ce petit garçon, Gabriel, joué par Théodore Le Blanc, qui est comme un mini-Georges. Ce qui me touche d’ailleurs chez les acteurs, c’est qu’il y a souvent une part totalement intacte d’enfance chez eux, quelque chose de « non corrompu » par la rationalité, la logique ou le « bon sens ».
Dans cette séquence finale, l’enjeu était de rendre « beau » le texte répété tout au long du film par Georges. Il fallait que ces mots, qualifiés de merdiques et ringards, prennent soudain leur envol, qu’ils prennent une dimension quasi mystique.
Et je savais que tout allait passer par la voix de Depardieu. Dans cette scène finale, elle me donne la chair de poule. En plus, on a tourné dans une abbaye ; il y avait donc une acoustique très propice. Gérard a une façon de jouer avec sa voix, sa respiration, comme s’il savait la connecter directement à ses entrailles et à son âme. Je suis très sensible aux voix des acteurs, aux vibrations qu’elles dégagent, au son de leur respiration. Déborah a, elle aussi, une voix magnifique, et avec le recul, j’ai l’impression que le film raconte comment les voix de Déborah et Gérard finissent par s’accorder comme deux instruments de musique. »