Gérard Depardieu

Moments de grâce

Parfois, un moment suspendu d’acteur vous donne envie d’aller faire un gros câlin à l’écran. Ça ne se fait pas. À la place, ces quelques lignes pour embrasser certains parmi les innombrables instants de grâce de Gérard Depardieu au cinéma. Et notamment ceux qui émaillent son dernier rôle, dans Robuste de Constance Meyer (en salle le 2 mars).

C’est un géant. Un colosse. Un ogre. Gérard Depardieu est un acteur immense. Dont les démesures à l’écran sont tout ce qui nous intéresse ici. Dans la vie, ses débordements (politiques, physiques, éthyliques, verbaux, physiologiques) sont une autre histoire, navrante et scandaleuse. Il y aurait un papier sociétal à écrire, dont tous les tenants et aboutissants ne sont pas en notre possession, d’autant que la justice doit se prononcer sur de graves accusations. Contrairement à Hollywood, qui s’est permis d’effacer un acteur d’un film en train de se fabriquer, nous n’avons pas ce droit et ne le prendrons pas. Retour à Depardieu acteur, donc.

En un mot, c’est un titan. Même lorsque sa silhouette était, à ses débuts, beaucoup moins ample, il était déjà imposant. Impressionnant. Évident. Et confondant de fragilité mêlée. Cette tête dodelinant légèrement, comme prête au coup de boule ; ces yeux bleus, qui parfois s’assombrissent comme un ciel d’orage ; cette voix surprenante, car étonnamment suave, propice au murmure, presque féminine. « Tu sais, il est un peu comme Jean Gabin dans La Bête humaine, très physique. Mais en même temps, il est d’une grande douceur. », disait Marion Steiner/Deneuve de Bernard Granger/Depardieu dans Le Dernier Métro de François Truffaut (1980). Le mélange Depardieu sur grand écran a pris tout de suite. L’immédiateté de son talent sur les planches ou devant une caméra, dès ses premiers pas au début des années 1970, a provoqué sa montée en flèche vers les premiers rôles. Bertrand Blier (Les Valseuses, 1974), Jacques Rouffio (Sept Morts sur ordonnance, 1975), Marco Ferreri (La Dernière Femme, 1976), Bernardo Bertolucci (1900, 1976), André Téchiné (Barocco, 1976), tous les grands metteurs en scène le sollicitent immédiatement. Il entame une filmographie, qui, elle aussi, deviendra pléthorique, enflera, s’émaillera de mauvais films, mais aussi de grandes œuvres. De celles qui marquent à jamais le cinéma. Buffet froid et Trop belle pour toi de Bertrand Blier, Mon oncle d’Amérique d’Alain Resnais, Loulou et Sous le soleil de Satan de Maurice Pialat, La Femme d’à côté de François Truffaut, Tous les matins du monde d’Alain Corneau. Sans oublier Cyrano de Bergerac de Jean-Paul Rappeneau, ce bretteur et poète, amoureux fou sans espoir qu’il fut entièrement, rendant inoubliables les sublimes tirades d’Edmond Rostand, celle des « Non, merci », et celle du nez, bien sûr. Que modestement nous plagions ici.

Gérard Depardieu dans "Robuste" de Constance Meyer - Copyright Diaphana Distribution

Enfantin : Dans Dites-lui que je l’aime de Claude Miller (1977), il est un enfant dans un corps d’adulte. Resté le petit David amoureux de la petite Juliette avec laquelle il jouait à un, deux, trois, soleil et au cerf-volant, il ne peut se résoudre à la voir mariée à un autre et mère d’un bébé. Désexualisé, déréalisé, après avoir commis l’irréparable, il scrute la lune pleine, puis tombe comme un tronc d’arbre, tout droit, face dans la neige. Un chêne qu’on abat.

Enragé : Dans Jean de Florette de Claude Berri (1986), il est ce paria de la ville qui veut « cultiver l’authentique », cet étranger contrecarrant les plans (d’œillets) de deux grippe-sous, en un mot ce bossu. Jamais atteint dans son désir de réussir à vivre dans ce coin de garrigue, il finit par rendre les armes lorsque l’orage qui s’annonce et sauverait sa récolte n’est qu’une ondée minable. Alors, cet homme debout, ce géant infatigable, plie et ploie, il lève les yeux au ciel et crie à plusieurs reprises « Y a personne là-haut ! ».

Contrit : Droit comme un i sous la soutane, il arpente la campagne et croise le Diable. Le prêtre de Sous le soleil de Satan de Maurice Pialat (1987) est habité par une foi profonde, dont il sait qu’elle n’est pas inébranlable. Et lorsque, vêtu d’une chemise immaculée, il se flagelle violemment dans sa pauvre chambre, il y a la détresse d’un homme abandonné de Dieu, ressentant le besoin, pour apaiser son âme, de torturer son corps.

 

Gérard Depardieu dans "Robuste" de Constance Meyer - Copyright Diaphana Distribution

Gargantuesque : Bistrotier alcoolique qui engloutit des litres de vin dans Uranus de Claude Berri (1990), Léopold est dénoncé après la Libération et exécuté par la milice française. Une balle le fait vaciller, mais ne l’empêche pas d’empoigner violemment un gendarme et de le mettre à terre. Une autre fait longuement basculer cette carcasse dans les chaises, et ça dure, et ça dure, avant que, maugréant, pliant le bras comme en une offrande, le bonhomme ne se redresse pour s’asseoir et mourir enfin la tête sur une table. Ce moment énorme, incroyable, interminable jusqu’au malaise, est trop de tout : de vociférations, d’yeux écarquillés, de chutes. C’est aussi une pantomime grand-guignolesque sur le refus de mourir, si absurde qu’elle en devient fascinante.

Fataliste : Ils ne se sont pas vus depuis longtemps. Dans Valley of Love de Guillaume Nicloux (2015), les parents endeuillés d’un fils disparu se retrouvent aux États-Unis dans la Vallée de la Mort pour une croyance, une hypothèse, une vaine espérance. Le couple Huppert/Depardieu, d’abord, échange des banalités. Elle : « T’as l’air en forme ? » ; lui : « Tu trouves ? J’ai grossi. » ; elle : « Si tu te sens bien comme ça… ». Et lui, sans une once d’ironie, la voix calme : « Comment veux-tu que je me sente bien comme ça ? ». Prisonnier consentant de ce corps, qui, comme il est dit du nez de Cyrano, « en tout lieu le précède ».

Dans plus de deux cents films et feuilletons, Gérard Depardieu a joué Raspoutine, Jean Valjean, Vidocq, Honoré de Balzac et le Colonel Chabert, Auguste Rodin, Alexandre Dumas et D’Artagnan, Staline, Obélix, Maigret. Il s’est aussi joué (de) lui-même. Dans Robuste, Depardieu est Georges, acteur célèbre et vieillissant, capricieux et exigeant. Pas du tout un cadeau pour une jeune agente de sécurité contrainte de le courser, le border, le cadrer, et le surveiller dans tous les sens du terme. Le souffle court, empêtré dans son vaste corps, Georges est seul comme un chien dans son grand appartement qui ressemble à un aquarium. Il est ce poisson des abysses, aussi difforme que captivant. Face à la jeune femme qui affirme aimer faire son travail, il répond en sale gosse que, lui, il « aime faire chier ». Mais c’est aussi un malade de l’amour, qui sait voir quand l’amour est feint ; un être admiré, qui peut garder le silence devant la vérité nue ; un enfant, qui voudrait qu’on le « garde » encore un peu. Et un immense acteur, qui retrouve la grâce quand il veut.

 

Isabelle Danel