Visages

Entretien avec Arnaud des Pallières

Dans Orpheline, Arnaud des Pallières filme la petite Vega Cuzytek, Solène Rigot, Adèle Exarchopoulos et Adèle Haenel qui incarnent toutes quatre un même personnage à quatre moments distincts de sa vie. Leurs visages ouverts sur le monde sont au centre de cette mise en scène sensuelle. Des visages d’actrices qui en rappellent d’autres, dans un jeu troublant d’échos proches ou lointains, que commente ici Arnaud des Pallières.

magazine de cinéma - Anne Wiazemsky - Au hasard Balthazar

 

Anne Wiazemsky

(Au hasard Balthazar, Robert Bresson)

Pendant le temps du montage d’Orpheline, le visage d’Adèle Exarchopoulos m’a fait proprement halluciner. Pour une raison mystérieuse, il a été une surface de projection de visages d’actrices qui font partie de ma cinématographie. Est-ce parce qu’Orpheline est le premier film où je m’attache à un personnage féminin ? Je ne sais pas. Et pourquoi le visage d’Adèle Exarchopoulos en particulier ? Est-ce parce qu’elle est à un moment de sa vie où elle est dans un état de disponibilité ? Il y a une façon très animale chez elle d’être actrice. Ce qui explique peut-être sa popularité, c’est qu’elle est aussi une surface de projection pour les jeunes femmes. Elle a un nombre de fans incroyable qui outrepasse l’intérêt pour les films dans lesquels elle joue, y compris La Vie d’Adèle. Et donc tour à tour, je voyais sur son visage d’autres visages liés à des émotions de cinéma, à des personnages féminins en lutte et en butte à une forme de solitude dans un monde pas fait pour elles. Anne Wiazemsky, par exemple, qui n’a jamais été aussi belle, à la fois enfantine et féminine que dans Au hasard Balthazar – film qui n’a pas pris une ride et qui est sans doute l’un des plus beaux de Bresson.

magazine de cinéma - Nadine Nortier - Mouchette

 

Nadine Nortier

(Mouchette, Robert Bresson)

Mouchette est un personnage qui est davantage le modèle du personnage interprété par Solène Rigot dans Orpheline. C’est une gamine qui vit à la campagne. On ne sait pas quel âge a Mouchette. Comme Karine, le personnage d’Orpheline, elle a un visage d’enfant et un corps de femme, et dans le regard des hommes de la campagne, c’est une femme, un objet de désir. C’est un moment particulier, pour certaines femmes, ce passage de l’enfance à l’adolescence, où le corps change progressivement et où tout l’être aussi se modifie. Toute la difficulté pour le personnage interprété par Solène Rigot était de jouer cette coupure, entre un visage d’enfant et le corps d’une jeune femme. Ce plan, comme celui d’Au hasard Balthazar, est cadré comme certains plans d’Orpheline, avec cette idée empruntée à Bresson, qui est de ne choisir qu’un seul objectif pour tout le film.

magazine de cinéma - Sandrine Bonnaire - A nos amours

 

Sandrine Bonnaire

(A nos amours, Maurice Pialat)

Mon inspiration, c’est autant la Sandrine Bonnaire de Pialat que celle de Sans toit ni loi d’Agnès Varda. Sandrine Bonnaire est un des visages que je voyais parfois en regardant le visage d’Adèle Exarchopoulos. Ça reste encore très mystérieux pour moi, et ça me refait cet effet à chaque fois que je vois le film. La manière dont j’ai imaginé la vie de Christelle Berthevas [coauteur d’Orpheline, dont la vie a inspiré le scénario] est probablement en interaction avec ces films-là, ce qui veut dire que le cinéma a participé très largement de ma compréhension du monde et des femmes. C’est aussi le projet d’Orpheline : donner à comprendre et à sentir ce que c’est que d’être une petite fille, une jeune adolescente, une jeune femme et une femme.
Pour l’anecdote, Sandrine Bonnaire était dans le jury du dernier Festival International du Film Francophone de Namur qui a attribué le Bayard d’Or à Orpheline. Lors de la remise du prix, je me suis permis de lui dire qu’elle avait beaucoup compté dans notre imaginaire commun, à Christelle et à moi, pour écrire le personnage. Sandrine Bonnaire était très gênée, car elle m’a avoué ne pas avoir voté pour le film qu’elle n’a pas aimé ! Nous avons eu une discussion très libre ensuite. Il semblerait qu’elle ait trouvé le film trop dur.

magazine de cinéma - Irene Jacob - Trois couleurs

 

Irène Jacob

(Trois Couleurs – Rouge, Krzysztof Kieślowski)

Irène Jacob, je l’ai découverte quand elle était à la Rue Blanche, au théâtre. Elle n’avait encore tourné aucun film. J’avais été très impressionné par sa puissance comique, qui n’a d’ailleurs pas été très utilisée au cinéma. Et j’ai vu son visage, parfois, à elle aussi, projeté sur celui d’Adèle Exarchopoulos. Le point commun de ces visages, c’est que ce sont de grands visages, dégagés, très ouverts, avec de grands yeux et une grande bouche. Ça définit beaucoup le personnage d’Orpheline : c’est un personnage qui reçoit le monde par ses yeux et ses oreilles et qui prend tout ce qu’on lui propose. Elle ne se protège pas, elle est traversée par toutes ses expériences, elle en souffre, mais elle s’en nourrit également. C’est un corps porteur qui nous emmène à la rencontre du monde.