« Les raconteurs d’histoires ont une responsabilité considérable »

Entretien avec Cyril Dion, réalisateur d’Animal

Bella et Vipulan ont 16 ans. Ces deux jeunes activistes à la maturité saisissante embarquent avec le réalisateur Cyril Dion pour une odyssée à la rencontre de femmes et d’hommes dont les activités questionnent notre relation au vivant. À l’heure où sévit la sixième extinction de masse des espèces, Animal, présenté lors du dernier festival de Cannes dans la section « Le cinéma pour le climat », retrace le voyage initiatique de ces deux adolescents avec élan et foi dans l’intelligence et l’engagement de la jeune génération. Certes moins gracieux que le formidable Demain, coréalisé par Cyril Dion et Mélanie Laurent, Animal est néanmoins doté de grandes qualités : il dit des choses essentielles, donne la parole à des personnalités inspirantes (comme les passionnants philosophes Baptiste Morizot et économiste Eloi Laurent, ou la primatologue et anthropologue anglaise, Jane Goodall, par exemple) et croit ferme dans le pouvoir du cinéma à influencer un futur respirable. LE film à voir en famille actuellement. Conversation avec son réalisateur, Cyril Dion (NB. pour avoir son timbre de voix dans l’oreille, reportez-vous à notre bonus sonore en bas de page).

 

Filmer le voyage initiatique de deux jeunes gens induisait-il de tenir à distance tout glissement possible vers le conte ?

Le conte est quelque chose dont je me méfiais. Le fait est que Bella et Vipulan ne sont plus des enfants : ils sont aux portes de l’âge adulte. Cela dit, ce qui est troublant chez eux, c’est qu’ils ont l’air d’avoir quatorze ans, alors qu’ils en avaient seize au moment du film. Ce décalage entre leur apparence physique, leur pensée et leur manière de s’exprimer en dit long sur leur maturité. Ce qui m’intéressait, c’était vraiment le regard de leur génération sur le fait qu’ils ont l’impression de ne pas avoir d’avenir. Je me demande si c’est déjà arrivé à une génération avant eux d’avoir aussi peu de perspectives. Même pendant la guerre, les gens pouvaient espérer que le conflit prenne fin et que des jours meilleurs les attendent. Là, ce n’est pas le cas. Si la situation continue à se dégrader de cette façon-là, nous pourrions parvenir à une planète inhabitable. D’un point de vue dramatique, c’est un point de départ très fort pour motiver leur voyage. Ensuite, ce qui m’intéressait aussi beaucoup, c’est que ce dispositif de voyager à travers leurs yeux allait créer des réactions dans le regard des personnes que nous allions rencontrer. Leur réaction allait de toute évidence être tout autre que si j’avais été seul derrière la caméra. La présence de Bella et Vipulan les plaçait dans une position d’acteurs, dans une forme d’interaction particulière.

Comment Bella et Vipulan ont-ils apprivoisé votre caméra, et comment avez-vous écarté le rapport narcissique qu’elle pourrait favoriser à leur âge ?

Cela n’a pas été si simple… Bella avait une conscience aiguë de la caméra. Elle se positionnait, elle prenait la lumière, elle avait quelque chose d’une actrice au début du tournage. Vipulan, au contraire, n’en avait pas du tout conscience et se plaçait de dos ou hors champ spontanément ; mon chef-opérateur s’arrachait les cheveux avec lui ! Bella est parvenue à garder une forme de spontanéité. Tous les deux ont dû faire un petit travail d’acteurs, car nous avons fait quelques champs-contrechamps. Au début du tournage, nous utilisions deux caméras Alexa ; c’était écrasant, d’autant plus que je voulais tourner en courtes focales, en étant proches des gens. Certains se sentaient pris en sandwich entre deux caméras et cela les tétanisait. J’ai donc décidé de changer de dispositif. Et pour créer de vrais dialogues, il a fallu faire des champs-contrechamps et certaines séquences ont nécessité que Bella et Vipulan rejouent leurs questions et leurs réactions. On a donc fait comme au cinéma, et ils l’ont très bien fait !

Par ailleurs, nous avons reconstruit leur trajectoire. Ce qu’ils disent à la fin exprime bel et bien la transformation qui fut la leur au fur et à mesure du voyage, mais en réalité, nous l’avons totalement reconstruite. Par exemple, l’épisode au Jura fut réalisé au tout début du tournage. On a donc recréé cette trajectoire de sens en étant fidèle à ce qu’elle a été. C’est drôle : j’ai entendu Bella dire à Baptiste Morizot qu’elle ne savait pas si ce qu’elle voyait à l’écran était elle ou ce que j’avais construit d’elle.

Animal de Cyril Dion. UGC Distribution. Copyright CAPA Studio_Bright Bright Bright_UGC Images_Orange Studio_France 2 Cinéma_2021.
La transformation intérieure de vos protagonistes est-elle la condition nécessaire pour espérer engendrer le processus de projection-identification chez le spectateur, et en particulier chez les ados ?

Je pense, oui. L’idée d’Animal, comme pour n’importe quel film, est de permettre que les spectateurs en sortent différents à la fin. J’espère qu’il est possible de s’identifier à Bella et Vipulan, et à travers leurs yeux, faire un voyage à la fois géographique et intime. Bella a réellement évolué grâce à ce projet : à la fin, elle était moins misanthrope ! Certaines situations, comme la séquence chez l’éleveur de lapins, l’ont bouleversée. Le cœur du film est ce voyage initiatique, plus qu’une thématique en particulier.

Comment avez-vous choisi les situations dans lesquelles vous les avez placés ?

Je cherchais à faire vivre de vraies expériences à Bella et Vipulan. Par exemple, lorsqu’on a été filmer les lapins, je les ai fait attendre hors du lieu de tournage jusqu’au dernier moment, le temps d’installer le matériel. Quand ils sont entrés dans le bâtiment, nous avions éteint les lumières et ils l’ont découvert au moment de tourner. Il s’agissait de conserver au maximum leur spontanéité face à ce dont ils faisaient l’expérience. Contrairement à des documentaires d’immersion à la Fred Wiseman ou Sébastien Lifshitz, qui cherchent à se faire oublier, par exemple, nous n’avions pas le temps de cette immersion, car j’avais à cœur que l’on visite beaucoup d’endroits choisis précisément pour les expériences variées qu’ils proposent. Nous avons donc plus travaillé comme on le fait traditionnellement au cinéma, en construisant les séquences, mais en faisant en sorte de conserver les réactions de Bella et Vipulan. Un peu comme Christian Carion l’a fait avec Guillaume Canet dans Mon garçon, en tournant en temps réel sans lui donner le scénario. Il s’agissait en fait de confronter sans cesse Bella et Vipulan, pour les faire réagir.

Était-il clair d’emblée que l’on sentirait votre présence à l’image par le biais de votre voix ?

Oui, car je voulais que le dispositif soit transparent, sinon cela aurait été artificiel. On se serait demandé si ces deux jeunes gens étaient partis en voyage avec la carte bleue de leurs parents ! Je voulais donc qu’on m’entende et que Bella et Vipulan disent que je les emmène en voyage pour qu’on croie à ce projet.

Avez-vous d’ailleurs conscience de l’effet apaisant que procure votre voix ?

On m’en parle souvent, mais je n’essaie pas d’en jouer. On m’a souvent dit que dans Demain, nos voix avec Mélanie Laurent y faisaient pour beaucoup.

Par ailleurs, je suis comme vous hypersensible aux voix des autres, et notamment à celles de Jim Morrison, Janis Joplin, Nick Cave ou Tom Waits.

Animal de Cyril Dion. UGC Distribution. Copyright CAPA Studio_Bright Bright Bright_UGC Images_Orange Studio_France 2 Cinéma_2021.
Quel lien entretenez-vous à la fiction ? Des films vous ont-ils profondément transformé ?

Je suis plus intéressé par la fiction que par le documentaire, et je regarde essentiellement des films de fiction. Je suis en train d’adapter un roman, j’écris une série et un deuxième roman, donc, oui, ça me travaille ! C’est la direction que je veux prendre. J’ai commencé par l’art dramatique et la direction d’acteurs me plaît beaucoup. Dans le cinéma français, je la trouve globalement insuffisante. Il me semble que les acteurs français ne travaillent pas assez et il m’arrive régulièrement de décrocher d’un film tant que je ne crois pas à son interprétation ; ça m’est même insupportable parfois. Pendant le festival de Cannes, j’ai discuté avec l’une des actrices de Nanni Moretti, qui me racontait à quel point il était psychorigide, que chaque geste devait être ultra-précis et pouvait susciter de multiples prises, et que cela imposait que les acteurs aillent puiser dans leur intériorité de manière très profonde. Elle me disait à quel point c’était difficile, et je trouve cela passionnant.

Beaucoup de fictions m’ont impacté, bien sûr, pour des raisons différentes. Sur la route de Jack Kerouac m’a transformé – et d’ailleurs, je ne déteste pas l’adaptation qui en a été faite par Walter Salles. Je ne suis pas sûr que j’aimerais autant ce film aujourd’hui si je le revoyais, mais à sa sortie, Into the Wild de Sean Penn m’a énormément marqué. Il traitait de tout ce qui me préoccupait : la liberté, la nécessité de sortir du conformisme, tout en jouant avec la naïveté qu’on peut avoir dans notre rapport fantasmé à la nature ; la BO d’Eddie Vedder m’enchantait, etc. Et puis, certains acteurs me sont chers : Al Pacino a beaucoup compté pour moi quand j’étais jeune acteur et que je jouais Richard III en audition à l’école Périmony. Je regardais Looking for Richard de façon frénétique, ainsi que Le Parrain ou Un après-midi de chien. J’avais l’impression que c’étaient des mondes qui s’ouvraient en le regardant jouer avec une pareille intensité. Plus tard, avec le recul, je vois quelque chose de très fabriqué chez lui, bien plus que chez Daniel Day Lewis ou Sean Penn, que je trouve souvent bouleversant en tant qu’acteur. Phantom Thread  est un film qui m’a beaucoup ému.

Récemment, Nomadland  nous a renversés, ma femme et moi. Frances McDormand y est extraordinaire.

Et en France, je trouve Camille Cottin, avec qui j’étais en cours, exceptionnelle.

Qu’est-ce qu’un acteur exceptionnel à vos yeux ?

Quelqu’un capable d’incarner profondément quelque chose. Je me souviens d’une conversation très drôle avec Jean-Pierre Bacri, quand j’étais élève chez Périmony. Il était venu donner une « causerie », car le mot master class ne lui convenait pas. On lui faisait remarquer qu’il jouait toujours un peu pareil, et il avait répondu qu’il y avait pour lui deux sortes d’acteurs : ceux qui sont capables de composition… et les autres. Lui appartenait à la deuxième catégorie, mais il était capable de jouer avec une vraie sincérité.

Regardez les acteurs chez Asghar Farhadi, c’est fascinant. Il les fait énormément répéter. Et cela donne des interprétations saisissantes.

La fiction peut-elle profondément impacter le réel selon vous ?

La fiction, comme le cinéma, a un pouvoir énorme ! Ce n’est pas un hasard si Goebbels faisait tourner des centaines de films pendant la Deuxième Guerre mondiale. En 1943, en plein conflit, ces films ont récolté un milliard d’entrées ! C’est bien que la fiction a un pouvoir d’évocation extrêmement puissant. Bien entendu, il s’agit de faire l’inverse : des œuvres qui laissent le spectateur libre. L’Homme est une espèce fabulatrice ; nous sommes des raconteurs d’histoires et nous passons notre temps à mettre bout à bout des éléments disparates du réel, issus de notre perception subjective pour leur donner un point de vue et un sens. C’est notre façon de voir le monde et de le partager avec les autres. Les raconteurs d’histoires ont donc une responsabilité considérable. En 1947, quand les Américains ont négocié les termes du Plan Marshall avec les Européens, ils ont envoyé Eric Johnston, président de la Chambre de commerce et de l’Union cinématographique américaine, et en échange de milliards investis par les Américains, il a négocié de disposer de soixante pour cent des droits de diffusion sur les écrans de cinéma. En rentrant aux États-Unis, il a justifié cela auprès du Congrès en expliquant que le cinéma était et serait une arme contre le communisme. Aujourd’hui, ce n’est pas pour rien qu’Apple dépense des millions pour que son nouvel iPhone figure dans un James Bond. Nous sommes pétris de symboles, d’histoires, de mythologie, de personnages, de toutes sortes d’identifications possibles. Beaucoup de gens se sont mis à fumer en voyant des acteurs sexy filmer des clopes !

Aujourd’hui, la fiction devrait proposer des représentations nouvelles. Voir arriver à l’écran quelqu’un d’important dans une grosse voiture noire aux vitres teintées est une représentation. À Cannes, qui alimente ce genre de représentation, j’ai dû me battre pour aller à pied monter les marches, alors qu’on venait d’un hôtel situé à trois minutes ! Tout cela est une histoire qu’on se raconte ; c’est une mythologie ! Et on peut en créer d’autres. Parmi lesquelles des histoires qui montrent comment on peut engager la lutte, comment on peut se sortir de cette situation terrible et montrer un avenir autre que celui décrit par Mad Max ou Blade Runner. On pourrait, par exemple, raconter des histoires d’amour dans un monde sans voitures où les gens ne mangent pas de viande. Je ne dis pas que c’est ça qu’il faut faire dans la vie, mais cela aurait une vertu en terme d’imaginaire. La série 24 heures chrono a bien envisagé un président noir avant l’élection d’Obama ! Aujourd’hui, les ados qui regardent des films ou des séries avec des héroïnes femmes, lesbiennes ou trans, ne vont pas se construire de la même manière que la génération qui se nourrissait de fictions où seuls les mâles blancs étaient les héros. Il est donc temps de proposer des représentations qui nous aident à créer un monde plus désirable.

Propos recueillis par Anne-Claire Cieutat.

 

Bonus sonore – pour que vous ayez le timbre de Cyril Dion dans l’oreille : Cyril Dion et son rapport au merveilleux…