Et la vie continue

Entretien avec Simone Bitton, réalisatrice de Ziyara

Au Maroc, la Ziyara (la visite des saints) est une pratique populaire que juifs et musulmans ont toujours eue en partage. Simone Bitton (Mur, Rachel) voyage avec nous à l’intérieur de son pays natal à la rencontre des gardiens musulmans de sa mémoire juive. À la fois mélancolique et tendre, malgré la blessure toujours ouverte, la cinéaste retisse les chemins de sa filiation, mais aussi la nôtre. Celle d’un état du monde où la croyance populaire relève du conte partagé, celle qui rassemble plus qu’elle ne sépare.

 

Ziyara est un voyage parmi les morts où la vie est présente, c’est aussi un portait intime ?

C’est un voyage dans le passé, dans la géographie et dans le temps. Je dirais que c’est un film très personnel et non un portrait intime. Je ne raconte rien de ma famille, ni de moi-même, d’ailleurs. Ce n’est en aucun cas un retour aux sources familiales, même si j’ai glissé une photographie de ma mère et de mon père sans que ce soit indiqué. Nous sommes comme les autres. Je ne vais pas à la recherche de mes ancêtres, c’est une recherche collective d’une vie que nous avons vécue, comme tant d’autres, et que nous avons perdue. J’évoque le passé en filmant le présent.

 

Au tout début du film, une main nettoie une tombe faisant apparaître le nom Bitton…

Ce Bitton-là, je ne le connais pas. C’est forcément lié à moi puisque nous portons le même nom. Il faut savoir qu’il y a des tombes Bitton dans tous les cimetières juifs du Maroc. C’est le seul endroit au monde où je retrouvais mon nom en toutes lettres. C’est un sentiment que je n’ai jamais eu, et pas simplement en tant que cinéaste.

 

Ziyara de Simone Bitton. Copyright JHR Films.
J’ai le sentiment que vous ne pouviez pas faire ce film avant les autres. Quel en a été le déclencheur ?

Il y a eu un moment très fort vécu avec ma sœur. Je retournais très régulièrement au Maroc, sans aller sur la tombe de mon grand-père enterré à Rabat. Mes parents sont enterrés en Israël. Dans ma famille, nous n’allons pas sur les tombes. Je pense à eux, mais le cimetière est très loin de moi. Ce n’est pas une pratique courante. C’est plutôt pour faire plaisir à mes grands-tantes et ma famille dispersée un peu partout dans le monde que je suis allée avec ma sœur sur la tombe de mon grand-père. On allait faire une photo afin de la leur envoyer. Et là, je me suis fait vertement engueuler par le gardien du cimetière, car je lui avait fait la remarque que la tombe était un peu abîmée. Je voulais savoir comment la réparer. Probablement blessé, il nous a alors dit : « Mais comment pensez-vous qu’elle ne soit pas abîmée après plus de cinquante ans ? Personne ne vient jamais. Et d’ailleurs, vous habitez où ? » Lorsque j’ai répondu : « en France », il m’a rétorqué : « Et alors, c’est difficile de prendre l’avion ? » À ce moment-là, j’ai compris quelque chose de très important : qu’il y avait des gens qui s’occupaient de nos ancêtres mieux que nous-mêmes.

 

 

Des gens qui n’étaient pas juifs, mais musulmans ?

Oui, en effet. J’ai alors ressenti un grand sentiment de gratitude, qui a été un déclencheur. Ils connaissent tous ces rituels ; on le sent bien dans le film avec Mohamed, le gardien de la communauté juive de Meknès. Il connaît nos rites mieux que des gens comme moi, loin de la religion. Par exemple, le juif doit se laver les mains en sortant du cimetière, ces gardiens sont là pour vérifier que tu l’as bien fait. Je trouve ça très émouvant qu’ils puissent garder à la fois tes ancêtres et une part de ton enfance. C’est cette émotion-là qui m’a amenée à parcourir ainsi le pays. Dans ce monde si rétréci, où la haine et la xénophobie s’expriment partout, où les identités se sont tellement crispées, j’ai voulu raconter une belle histoire.

 

Le film met à l’honneur un islam populaire bien loin des discours haineux qui polluent le débat public.

Je me souviens d’une discussion avec la monteuse du film, Dominique Paris, où je lui demandais si elle se rendait compte que nous étions en train de faire un film de réhabilitation de l’islam et du judaïsme populaire. Or actuellement, il y a un discours ambiant assez répressif, qui veut interdire à tout va, au nom d’une laïcité mal comprise. Alors que la laïcité est ce qui, justement, permet à chacun de pratiquer ou pas son culte. C’est un film qui met en lumière l’ordinaire des femmes et des hommes qui vivent leurs croyances, dans un quotidien assez doux, une pratique communautaire qui rassemble les gens bien plus qu’elle ne les sépare. Or maintenant, être dans sa communauté, c’est forcément être contre les autres. Mais nous, on sait bien que non ! Car l’expérience juive dans le monde arabe est que nous savons très clairement à quelle communauté nous appartenons, tout en étant complètement intégrés dans la société en général. Notre expérience est très différente de l’expérience juive européenne, qui est une succession ininterrompue de tragédies et de persécutions. Contrairement à l’expérience juive européenne, le métissage est une réalité entre les juifs et les musulmans. Ils ne se mariaient pas, certes, mais tout le reste était métissé, y compris le culte. Cette réalité existait encore hier, nos parents ont vécu ainsi. Et puis il y a eu la déchirure.

Une conservatrice de Rabat déclame en arabe : Bismillah - au nom d'Allah, au nom de Dieu, alors qu’elle porte la Torah. C’est une scène très forte, comme si vous vouliez contrer toute forme d’islamophobie aujourd’hui et rappeler à tout le monde ce lien profond entre ces deux religions ?

J’espère bien ! L’islam que j’ai connu, comme le judaïsme d’ailleurs, était une religion pas terrible pour les femmes, certes, mais c’était un islam complètement inclusif. Le judaïsme comme le christianisme sont des piliers de l’islam, qui est la troisième religion monothéiste.

 

Comment expliquez-vous que les cultures arabo-berbères semblent oublier cette histoire commune avec les juifs ?

C’est indéniablement dû à 90 % au conflit israélo-palestinien. Il y a une expression commune en arabe qui dit que la création de l’État d’Israël a « enfoncé un coin » entre les juifs et les musulmans partout dans le monde. Les juifs n’ont pas été chassés du Maroc, ils sont partis, ils se sont sentis étrangers, on n’a peut-être pas assez fait pour qu’ils restent. Il y a cependant quelque chose de particulier au Maroc, il n’y a pas de déni de cette histoire commune, c’est intégré au récit national. Mon film ne relève pas de ce discours officiel. Il s’agissait pour moi plutôt d’aller au plus bas, afin de vérifier si le Palais exprimait un sentiment populaire ou bien s’il diffusait un récit national fabriqué. J’avais ma propre intuition, que le film a vérifiée. Avec la particularité propre au Maroc que ce sentiment populaire de perte et de gâchis n’est pas nié, contrairement aux autres pays arabes, où il l’est depuis plus de soixante ans et ne s’exprime plus. Comme dans beaucoup de pays arabes, la parole n’est pas totalement libre au Maroc. Lorsque je viens avec ma caméra et mon micro, ils s’expriment jusqu’aux larmes. Car ils savent qu’ils ont le droit et ils le disent très sincèrement.

 

 

La mort fait partie de la vie...

C’est un film de consolation. Maintenant, je peux dire que j’ai moins peur d’aller au cimetière. Je me considère plus comme faisant partie de la vie. Avant Ziyara, j’ai filmé le pire, la mort comme la destruction, et avec ce film je me suis accordé de filmer le meilleur. Pour me consoler et consoler le public aussi.

Propos recueillis par Nadia Meflah.